Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 153.djvu/210

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pénétrer plus avant dans la connaissance d’un caractère étrange, difficile à déchiffrer[1]. Mais il ne se pique pas d’avoir éclairci tous les points obscurs. À vrai dire, il y a un fond de mystère dans la nature humaine, et ce ne sont pas seulement les reines de Suède qui donnent matière à controverse. Passant notre vie avec nous-mêmes, nous nous flattons de nous connaître, et nous mourons sans avoir entièrement débrouillé notre chaos.

Les admirateurs de Christine l’ont représentée comme une femme d’une intelligence supérieure, qui, passionnée pour les arts, les sciences et les lettres, « aima mieux commercer avec des hommes qui pensent que de commander à des hommes sans lettres et sans génie. » Ils admirent en elle une jeune reine donnant à l’univers l’exemple mémorable du mépris d’une couronne, renonçant à la souveraineté pour vivre libre et tranquille. N’a-t-elle pas écrit un jour qu’elle aimerait mieux manger à Rome son pain tout sec et n’avoir qu’une femme de chambre pour la servir que de posséder tous les royaumes et tous les trésors du monde ? Et cependant elle n’a jamais pensé ni vécu en philosophe.

Elle s’ennuyait en Suède, elle se déplaisait à Stockholm ; incapable de surmonter ses dégoûts, elle s’en alla. On l’avait bourrée de livres dès son enfance, mais personne ne s’était avisé de lui donner la notion du devoir, et, se souciant peu de ses sujets, elle pensait n’avoir d’obligations à remplir qu’envers elle-même. Elle pouvait dire, elle aussi : « J’ai beau frapper du pied, rien ne sort qu’une vie triste et unie… J’ai un coin de folie, qui n’est pas encore bien mort. «Assurément sa folie était noble ; mais ni les arts ni les sciences ne suffisaient à remplir son cœur, à occuper son esprit éternellement inquiet Je doute qu’elle ait été un seul jour contente d’elle-même et des autres. Elle demandait au monde plus qu’il ne peut donner; elle était de la race des princesses dont les bottines ont des sceptres pour agrafes, et aspirant à une sorte de gloire surhumaine, elle ne fut ni libre ni tranquille.

Elle n’a jamais méprisé les couronnes. Comme le remarque M. de Bildt, elle se considéra toujours comme une souveraine régnante. La royauté était à ses yeux une qualité « personnelle, inaliénable et indépendante de la possession d’un territoire. » Elle poussait jusqu’à la superstition le culte de l’étiquette, et, de son propre aveu, elle était assez orgueilleuse pour croire que tout lui était dû. Elle avait déclaré dans

  1. Christine de Suède et le cardinal Azzolino; lettres inédites (1666-1668), avec une introduction et des notes par le baron de Bildt. Paris. 1899; librairie Plon.