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Ce qu’il faut pour payer la barque souterraine
Où le Passeur des Morts prendra l’Ombre d’Hélène.
Quel que soit le destin promis à ta beauté,
Vis. La fleur de ta chair embaume son été ;
La maison de Tyndare au soleil toute blanche
S’endort. La serpe craque à l’arbre qu’on ébranche
Là-bas ; ici l’on sarcle et plus loin quelqu’un bêche ;
La chanson d’une faulx siffle dans l’herbe fraîche ;
La vigne est lourde au cep et flexible au pilier.
Visite le lavoir, la grange, le cellier ;
L’odeur du vin embaume à travers l’outre grasse.
Rentre, au mur vois pendus le glaive et la cuirasse ;
Remplis d’huile la lampe et polis le miroir ;
Puis, tranquille et laborieuse, jusqu’au soir,
Assieds-toi sur le seuil et, de tes mains habiles,
Enroule à ton fuseau la laine que tu files.
Quelle pourpre, marine ou vivante, la teint ?
Et toi qui vas mêler aux trames des destins,
À la cruelle Mort l’Amour inexorable,
Assise et souriant sur le seuil vénérable,
Sereine et comme sur le marbre d’un tombeau,
Tu regardes s’enfler à ton fatal fuseau,
Entre ses pointes d’or, fil à fil élargie,
La laine deux fois teinte où ta main s’est rougie.


L’ILE DE CRANAÉ


Ils se tenaient la main et regardaient la mer
Côte à côte, debout tous deux sur le ciel clair ;
Une même langueur les tournait sans rien dire
L’un vers l’autre, et parfois je voyais se sourire
Le profil de l’amante et celui de l’amant,
L’un charmant et viril, l’autre tendre et charmant.
J’étais pâtre, et, marchant pieds nus dans l’herbe rase,
Je me glissai près d’eux sans troubler leur extase.
Ils s’aimaient ; et moi, jeune et rustique berger
De l’Ile, je pensais que ce bel étranger