Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 153.djvu/596

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


3 novembre 1802.

… Le Premier Consul venait d’obtenir ou de se donner le droit de faire grâce. Un tribunal, qui avait condamné douze individus à la mort, suspendit l’exécution de son arrêt et fit solliciter, par le ministre de la Justice, la clémence de Bonaparte. L’affaire fut examinée, mais la décision en fut renvoyée à un conseil particulier, que Bonaparte devait présider lui-même, et qui se tint en effet huit ou dix jours après. On prit les avis qui se partagèrent, mais le Premier Consul ferma bientôt la discussion par le sien, qui était que les douze condamnés étaient réellement coupables et qu’il n’y avait pas lieu de leur pardonner. Abrial se leva alors, comme le singe dans l’antre du lion : « Votre opinion est si sage, dit-il au Premier Consul, que je l’ai même prévenue : j’ai envoyé hier au tribunal l’ordre de passer outre et de faire exécuter son arrêt… » Qu’on se peigne l’étonnement et la colère de Bonaparte : il l’exprima lui-même très vivement au maladroit Abrial ; il lui demanda comment il avait pu prendre sur lui de décider de la vie et de la mort de douze hommes et de prononcer leur condamnation, pendant que leur affaire était encore en litige ! Le gauche adulateur resta confondu, et, dès ce moment, Bonaparte décida dans sa sagesse qu’il n’aurait point un tel chancelier. J’accuse ici Abrial de gaucherie, car il passe pour très bon homme, et n’a jamais été accusé de cruauté. On peut même croire qu’il n’avait pas encore envoyé cet ordre barbare, lorsqu’il s’en vantait si maladroitement. Mais, en l’absolvant de l’accusation de férocité, on ne peut le laver de celle de la bassesse la plus servile. S’il en a été puni, comme le singe de la fable, il l’avait bien mérité.

Je n’ai appris que depuis peu de jours une petite affaire d’étiquette, qui s’est passée dans les premiers jours du séjour de M. Fox à Paris.

M. Fox, comme tout le monde sait, se fit présenter à Bonaparte, mais, quoique l’usage ordinaire soit que l’on se fasse présenter le même jour aux deux autres Consuls, Fox crut pouvoir négliger cette petite cérémonie. Cambacérès en fut piqué. On sait que sa grandeur est toute dans l’étiquette. Son mécontentement transpira et parvint à M. Merry ; de sorte que celui-ci proposa à M. Fox de réparer sa faute, en disant qu’il vaut mieux tard que jamais. Fox y consentit, M. Merry écrivit aux deux Consuls, donna d’assez mauvaises raisons de la négligence de son ami, et annonça qu’il