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agités, où il ne sait pas, un seul soir, ce qui adviendra de lui le lendemain. Il s’est mis à dos le Parlement, une partie de la presse, l’administration, la diplomatie, la cour, les princes, la Reine, et il fait, dans le fond, peur au Roi, qui ne le soutient que pour ne pas avoir l’air d’avoir peur. Feuilletons ensemble les caricatures du temps. Le voici, en 1862, qui se coupe le doigt avec son couteau. Fer et sang ! dit la légende, mais c’est sa propre chair que le fer entame, et c’est son propre sang qui coule à gros bouillons. En 1863, le voici en vagabond d’aspect minable, coiffé d’un chapeau en accordéon, vêtu d’une guenille qui fut un habit, pieds nus, et traînant le bâton du chemineau ; expulsé de la ville, il s’en va la tête basse, sa pipe éteinte, les épaules chargées d’un paquetage informe, d’où pendent, avec sa cruche de sang et sa boîte de fer, — toujours Eisen und Blut ! — la paire débottés fortes qu’il avait rêvé de chausser, qui devaient écraser les peuples, et qui s’éculent aux talons. Le voici, en tenue soignée, le chef couvert d’une couronne bizarre, au bras d’une femme qui symbolise la Grèce à la recherche d’un roi : elle l’emmène et, derrière eux, la Prusse se réjouit : il n’est pleuré que de la Gazette de la Croix. Et le voici en ballerine, en Mignon qui virevolte autour d’une demi-douzaine d’œufs, sur lesquels on lit : Droit, loi, réforme, constitution, suffrage. Enfin le voici, serveur mal appris, effronté kellner à l’Hôtel de l’Union allemande ; il bouscule les souverains attablés, leur renverse un plat sur la tête, en criant avec impudence : « Gare la sauce. Messieurs[1] ! »

Ainsi, c’est l’avis général qu’un dément ou un aventurier conduit, si l’on peut dire en ce cas qu’il la conduit, la politique prussienne. Ainsi, par lui, à cause de lui, la Prusse est divisée contre elle-même, ce qui aggrave singulièrement les divisions allemandes ; et pourtant il faut, en vue de l’action à long terme et à longue distance qui s’engage, tâcher de ne laisser percer à l’étranger que « des sentimens d’union nationale ; » il faut que rien ne vienne diminuer, que tout, au contraire, accroisse l’impression qu’on a en Europe de la puissance prussienne. Si l’union fait la force, l’apparence de l’union est une apparence de force, et cette apparence, comme tant d’autres, est, en politique, une très grande réalité. Il faut donner à l’Europe cette impression, et la lui donner dans une juste mesure, afin de n’être, au regard d’elle, ni

  1. Voyez Bismarck en caricatures, par John Grand-Carteret.