Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/370

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ressort de l’honneur. Un jour, en plein conseil, Bismarck joue au Roi la scène des aïeux : Frédéric-Guillaume IV lui-même a acquis Hohenzollern ; Frédéric-Guillaume III, la province rhénane ; Frédéric-Guillaume II, la Pologne ; Frédéric II, la Silésie ; Frédéric-Guillaume Ier, la Vieille-Poméranie antérieure ; le Grand Électeur, la Poméranie postérieure avec Magdebourg et Minden. Et lui, Guillaume Ier ? car Bismarck va jusqu’au bout de la tirade, jusqu’à l’apostrophe :


Ce dernier, digne fils d’une race si haute !…


Les ministres présens en sont frappés de stupeur ; et le secrétaire se garde bien de faire, au procès-verbal, mention d’une sortie aussi audacieuse ; le Roi pense, et le laisse voir, que M. de Bismarck a un peu trop bu : « Sa Majesté semblait croire que j’avais parlé après un déjeuner trop copieux, sous l’effet des fumées du vin, et que je serais heureux qu’il ne fût plus question de ce que j’avais dit. Mais j’insistai pour que ces paroles fussent ajoutées, ce qui d’ailleurs fut fait. Le Prince royal avait levé les mains au ciel tandis que je parlais, comme s’il eût douté de mon bon sens ; mes collègues gardèrent le silence[1]. » C’était le pendant de la scène du chemin de fer, en 1863, au moment de la lutte contre le Landtag, quand ils revenaient, le Roi et Bismarck, de Jüterbogk à Berlin : « Je prévois parfaitement, avait gémi Guillaume Ier, comment tout cela finira. Là-bas, place de l’Opéra, sous mes fenêtres, on nous coupera la tête, à vous le premier, et puis à moi. — Et après, Sire ? — Eh bien, après, nous serons morts ! — Oui, Sire, après, nous serons morts ; mais tôt ou tard il nous faut bien mourir, et pouvons-nous faire une plus digne fin ? » Tout le reste du voyage, la magie de l’honneur et du devoir a opéré, et, en arrivant, le Roi était fermement décidé à suivre son ministre partout où il eût voulu le conduire[2].

Si donc Bismarck paraît manquer de bon sens, il gagne à paraître en manquer ; mais le fait est qu’il étonne et inquiète : « Quelques journaux avancés exprimaient nettement l’espoir de me voir enfermé dans une maison de correction[3] ; » et le moins qu’on lui réservât, c’était une maison de santé. Ces quatre années, de 1862 à 1866, sont pour lui un millier de jours extrêmement

  1. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 10 et 11.
  2. Ibid., t. I, p. 358 et suiv.
  3. Ibid., t. I, p. 361.