Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/466

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les récits de Mme  Fœrster-Nietzsche nous montrent en lui, sous le « super-homme », sous l’ennemi acharné de la compassion et de la bonté, un brave homme dans toute l’étendue de ce mot, bon fils, bon frère, bon ami, excellent patriote, charitable au point de se dépouiller de tout, compatissant au point que la pensée de la souffrance d’autrui lui était plus douloureuse que ses propres souffrances. Jamais il n’y eut un fossé aussi profond entre le cœur et l’esprit d’un homme : mais c’est que le cœur était sain, et l’esprit malade, en proie déjà au mal qui devait, un jour, le détruire tout à fait.

Est-ce donc à dire que les œuvres de cet esprit malade n’aient d’autre valeur que celle d’un document pathologique ? Je ne crois pas que personne puisse aller jamais jusqu’à le prétendre. Il y a dans ces œuvres, même dans les plus folles, une foule de pensées profondes ou charmantes ; mais surtout il y a en elles une forme poétique vraiment merveilleuse, à la fois colorée et musicale, avec des élans lyriques comme je n’imagine pas qu’on en puisse trouver chez aucun autre poète. Le génie, chez Nietzsche, a coexisté quelque temps avec la folie. N’a-t-il pas coexisté de la même façon chez Jean-Jacques Rousseau ? M. Lombroso cite souvent, trop souvent, le cas de certain pensionnaire d’une maison de santé qui, assassin et fou, aurait écrit quelques pages remarquables : il pourrait tout aussi bien, pour varier ses exemples, citer le cas de l’auteur de Zarathustra. Et cela ne prouve nullement que le génie soit le résultat de la folie, pas même chez les hommes de génie qui se trouvent être fous. Mais cela prouve que les œuvres de génie doivent être lues, parfois, avec précaution, et qu’on doit se garder d’y admirer également ce qui vient du génie et ce qui vient d’ailleurs. Qui sait si le plus sage parti à prendre, en face des œuvres de Nietzsche, n’est pas celui qu’avait pris en face d’elles le vieux Jacques Burckhardt, quand, après en avoir goûté l’agrément poétique, il se résignait à ne pas essayer d’en comprendre le fond, jugeant que l’auteur, décidément, « passait trop loin au-dessus de sa tête. »

T. de Wyzewa.