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celle dont on dirait qu’elle ne simule jamais et ne dissimule rien, — mit dans tous ses discours les cinq théologales apparences de vertu de la doctrine machiavélique : les faux semblans de la piété, de la générosité, de la fidélité, de la loyauté, de la sincérité, et, sous les dehors d’une brusquerie voulue et mesurée, cacha souvent le manque de franchise. Par tout cela, sans rétrécir ni rapetisser le type, ne retenant de la « vertu » que la virtù, — littéralement ce qui fait l’homme, la grande marque d’humanité ou plutôt de virilité, — mais la retenant tout entière et s’y épanouissant avec une souveraine aisance, il fut pleinement et puissamment le Prince, et il fit ce chef-d’œuvre de l’art politique : l’Empire allemand, l’Allemagne nouvelle. — Com’è bello !

Maintenant, comment se fit-il et comment les fit-il ? Comment, d’un hobereau de la Vieille Marche, borné tout d’abord dans ses vues et ses ambitions, tira-t-il le Prince, et comment le Prince, à son tour, de la Prusse qu’il trouva, tira-t-il l’Allemagne qu’il a laissée ? En quoi la Prusse l’avait-elle frappé à son image, en quoi a-t-il frappé l’Allemagne à la sienne ? Par où ressemblait-il à l’une, par où l’autre lui ressemble-t-elle ? Par où, au contraire, s’opposaient-ils, elle et lui, et ces oppositions ne lui ont-elles pas, dans son œuvre, presque autant servi que ces ressemblances ? Par où, enfin, échappait-il à son temps et à son milieu, et n’est-ce pas en partie parce qu’il les débordait qu’il a agi sur eux assez vigoureusement pour les modifier ? C’est ce qu’il vaut sans doute la peine de rechercher et ce que nous voudrions demander à l’analyse psychologique de trois ou quatre états successifs de l’âme de M. de Bismarck, en trois ou quatre momens de sa vie et trois ou quatre périodes de son histoire : de 1848 à 1862, la période souffrante, où le Prince est en préparation et se crée laborieusement ; de 1862 à 1871, la période militante, où, par le fer et par le sang, il crée durement l’Allemagne politique ; de 1871 à 1890, la période triomphante, où, dégagé et monté dans la gloire, il crée pacifiquement l’Allemagne économique ; puis une quatrième période, la dernière, de 1890 à 1898, quand il tombe et jusqu’à ce qu’il meure, sans s’être résigné ni au silence ni à l’oubli ; — de quel nom appeler celle-là ? — période agonisante, où, l’Allemagne achevée, c’est lui qui, jour par jour, en de séniles rancunes ou de puériles colères, de ses propres mains se découronne et se défait.