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isolés et qu’on remarque surtout dans ses nus, aux membres d’ivoire arrondis à la lime et ornés de maigres fanfreluches, s’ouvrent des écrins de vrais trésors. C’est un poète confus et un joaillier précis. Les topazes, les émeraudes, les escarboucles, éclatent avec une implacable acuité de ciselure sur des rêves sans fond. On le trouvait souvent, le samedi, au Louvre, avant l’heure de la séance de l’Institut, en extase devant certaines toiles de la petite galerie des Primitifs italiens. Comme eux, il fut habile à composer une architecture fantastique et riche, et à la peupler d’apparitions étranges.

Que d’élémens forment son talent ! Il part de Delacroix qu’il a entrevu à travers son cher Th. Chasseriau, cet autre peintre aux hautes visées, qu’il aima comme un frère, qu’il a célébré dans un de ses meilleurs tableaux : Le Jeune homme et la Mort, et dont il ne parlait jamais sans une profonde émotion. Chasseriau ne se détacha jamais complètement de son premier maître, bien qu’il ne tardât pas à associer à son influence celle d’Ingres, compromis peu propre au développement de sa personnalité, et que je regrette, car, particulièrement doué, il n’aurait jamais dû se détourner de son chemin. Gustave Moreau, au fond de toutes ses transformations, est resté un Delacroix en miniature. Plus imaginatif par la couleur que par la forme, il interprète en coloriste précieux et dramatique en même temps, les mythes antiques qu’il déforme en y introduisant des symboles modernes. Car il est très moderne, ce byzantin dont la fantaisie mêle des étrangetés très neuves à des aspirations vers je ne sais quelle Inde monstrueuse, cet artiste bizarre, sorte de nécromant qui évoque les morts en invoquant l’avenir.

C’est avant tout un poète charmeur. Il recherche bien plus, dans ses peintures, l’arabesque générale que la beauté de la forme humaine. Il ne construit pas ses figures ; il n’y met pas le souffle. Ce peintre érudit connaissait toute la peinture des maîtres dont il s’aidait pour exprimer des pensées personnelles. Malgré ses efforts à la poursuite d’une belle exécution, il ne parvint jamais à vaincre toutes les difficultés désespérantes de la peinture à l’huile, et à trouver sa manière définitive. Son triomphe, c’est l’aquarelle. Chez lui, à côté de cette opulence barbare et raffinée qui semble lui arriver des rives du Gange parmi d’étincelans vols d’oiseaux ; de cette passion des patientes recherches, des laborieux caprices, des colorations puissantes