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somptueuse demeure de Londres. Morne comme une prison, planté de colonnes comme un temple, pourvu d’ornemens d’or à son fronton comme un théâtre, couronné de brouillards et à peine dégagé des maisons qui l’avoisinent, voici le massif noir du British Museum. C’est là que sont détenus les demi-dieux. Un gazon humide et quelques pigeons qui s’envolent mettent seuls du vert et du blanc dans ce paysage sinistre frotté de suie. Lorsque les anciens bâtissaient un temple pour y loger les idoles dérobées à l’ennemi, c’était du moins dans quelque site riant où elles pussent s’acclimater, se plaire et devenir enclines à protéger leurs geôliers. Ici, rien de tel. On imagine aussitôt la radieuse Acropole rose et dorée étagée dans l’air bleu, avec ses horizons de montagnes immortelles par leur miel et leur marbre, et de golfes qui ont des noms de victoires. On se figure des plaines de pins verts et d’oliviers blanchissans sous les brises, avec de petits chemins serrés entre des poivriers, des cactus et des aloès, propres à conduire les esthètes vers les Immortels paisibles.

Ici, sur le trottoir brillant de pluie, de Great Russell street, tout manque de ce qui peut induire l’âme en joie admirative, rien de ce qui peut y verser la tristesse. Sur des tables de marbre noir gisent les restes des colosses qui siégeaient autrefois sur les frontons du Parthénon : Hélios, Thésée, Gérés, Proserpine, Iris, Séléné, les Parques, la Victoire, Prométhée, Minerve, Neptune, Amphitrite, Leucothéa, Cécrops, Mercure… La vue de ces pauvres figures, mutilées comme des morceaux de corps froids sur les dalles des Morgues, serre le cœur. Car ces dieux, s’ils ne règnent plus sur une poignée de croyans par leur puissance, dominent encore le genre humain par leur beauté. Or, ils portent ici les traces d’un inexplicable et perfide abandon, d’une immémoriale impiété. Tous sont décapités, hors le Thésée qui dresse ses quatre horribles moignons comme un monstre mendiant dans un carrefour. Leurs têtes ont roulé à terre, et de ces visages augustes faits pour les baisers des déesses, quelques-uns peut-être, jetés dans les eaux du Pirée, sont encore en proie aux infects suçoirs de quelque éponge perforante !… On les a dépouillés de leurs parures et des objets qu’ils tenaient à la main, comme signes de leurs fonctions célestes. Çà et là, aux hanches, aux cuisses, des trous, que les voleurs n’ont pu boucher et que les gardiens du musée lavent pieusement, racontent le sacrilège, avec l’éloquence d’une serrure brisée sur un tabernacle ouvert.