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un délicat pied blanc, sur une dalle rouge, semble une apparition qui commence, et paraît alors moins un débris qu’une promesse… Sans bras pour nous les donner, sans yeux pour nous voir, sans pieds pour nous fuir, une Fortune tient ses fruits. La pluie et le soleil ont noirci par endroits les robes des déesses, et, quand vient l’automne, leurs draperies de marbre s’obstruant de feuilles et de fleurs mortes, elles paraissent d’inconscientes Ophélies. Sur les savantes inscriptions latines, se penchent les ignorantes herbes : les mystérieuses euphorbes et les pelotes d’aiguilles vertes des pins et les bras poilus des lierres et les redondantes aristoloches et les fins myrtes. Aux bouches demi-ouvertes des bustes, les insectes, rôdant, prêtent leur long murmure. De la Victoire brisée, l’oiseau, en s’envolant, achève le coup d’aile. Et le grand rosier, qui étincelle sur le sarcophage ouvert, vient ajouter quelques pétales aux lourdes guirlandes de fruits et de fleurs de pierre, que, de leurs épaules haussées, soulèvent péniblement les petits Amours…

Ainsi, à l’heure de notre course, où toutes les figures que nous nous étions faites du bonheur nous paraissent joncher le sol comme des statues brisées, il n’est pas bon de les renfermer avec nous dans le musée de nos souvenirs, ni de méditer seuls devant leurs ruines. Il faut, au contraire, les porter en pleine nature, les jeter en pleine humanité et appeler à notre secours, pour les embellir, toutes les influences secrètes et médiatrices de la terre et du ciel. Alors la blessure s’adoucit, s’agrandit et s’épure. Nous sentons l’envahissement des choses. Bientôt, dans le murmure des vies végétales et profondes s’assourdit le murmure de notre vie à nous. L’ombre tombe sur nos souvenirs. La lumière éveille nos pensées. La nature dont on dit tant de mal nous offre cependant l’oubli dont elle est pleine. Et peu à peu pénètre en nous, par la plaie entr’ouverte, quelque chose de sa douceur, de son sourire, et de son insensibilité…


IV

On conte que lanière des deux Reybaud, fameux l’un et l’autre, au milieu du siècle, par leurs polémiques et leurs démêlés avec le gouvernement, tremblait constamment pour la vie de ses fils et disait : « Je ne suis tranquille que quand je les sais en prison. » Quand on cherche quel sentiment pousse nos amateurs à