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Une telle philosophie n’avait aucune chance de plaire à M. Ollé-Laprune qui fut, dès le premier jour, libre à son égard. En revanche, et sans doute par réaction contre cette discipline contraignante, il demande à des esprits moins prévenus une révélation plus complète de la vérité et de la réalité. Maine de Biran, auquel il ne se rattache guère par sa méthode, mais qu’il lit et qu’il médite, lui communique le sens des réalités morales et l’idée, presque inaperçue de l’éclectisme, que la connaissance est suspendue à l’action et que la causalité, l’intime énergie des êtres est la plus haute dignité dont nous soyons revêtus. C’est encore ce sens de la vie morale qu’il trouve et qu’il aime chez Gratry.

Ce n’est pas le lieu ici d’examiner les théories particulières par lesquelles l’auteur de la Connaissance de l’âme se flattait de renouveler la philosophie ; mais sa doctrine présentée dans une langue sans apprêt qui tenait de l’âme même du penseur une sève surabondante, une allure libre et je ne sais quelle saveur, lui parut hardie, engageante : elle le charma, elle le gagna. Aussi bien lui offrait-elle tout ce qu’il aurait vainement demandé au spiritualisme. Elle croyait à l’harmonie et la faisait naître ; elle lâchait de concilier, d’unir tout ce qui passionne le siècle présent : « la raison dont on est si fier et qu’on y viole si outrageusement, la foi qu’on y souhaite avec tant d’ardeur et qu’on y méconnaît si étrangement[1]. » Et c’est en même temps une philosophie généreuse : elle a du mal un sentiment aigu, mais elle ne désespère pas parce qu’elle n’oublie jamais les ressources humaines et divines qui restent dans le monde ; elle nous invite à travailler de toutes nos forces, par le labeur intellectuel, par la fusion harmonieuse des idées, des cœurs, des croyances à préparer la cité que Gratry a entrevue : « la cité dont tous les habitans s’aimaient. » Noble et belle philosophie, pleine d’élan, qui eut le don de se multiplier et de se survivre en des écrits consolateurs, et qui opéra dans le secret. Ce fut là, à n’en point douter, la raison de son influence sur M. Ollé-Laprune. En la pratiquant, en la méditant, il devait sentir s’exciter en lui les mouvemens de l’âme. Gratry, comme il le remarque lui-même, ne lui transmettait pas une théorie, il lui transmettait la vie ; à l’image du divin Paraclet, il consolait merveilleusement ; selon la force du mot, il appelait à agir, il encourageait, il entretenait une cordiale énergie. Et

  1. Cf. Ollé-Laprune, la Vie intellectuelle du catholicisme en France, dans le recueil La France chrétienne dans l’histoire.