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Allemagne, une Russie. A ses extrémités et comme en marge, quelques États de deuxième, troisième ou quatrième rang, des États qui n’auraient plus de rang, qui traîneraient misérablement une existence précaire et tolérée, et sur lesquels l’un des deux colosses n’aurait qu’à s’abattre pour les écraser, les broyer, les mêler à la poussière des nations déjà disparues. Or, si le colosse russe regarde vers l’Orient et tomberait vraisemblablement en Asie, vers quoi regarde le colosse allemand, et où tomberait-il ? Il n’est point de compensation pour tout ce qui en Europe n’est pas l’Allemagne ou la Russie, supposé que l’on en offre ou que l’on en accorde, — je dis qu’il n’en est absolument point, — qui vaille le prix dont elle serait alors payée, et puisse excuser la folie de courir un tel risque.


V

Que conclure de ces faits et de ces déductions ? Que, pour qu’il y ait une Europe, il faut qu’il y ait une Autriche en Europe. Faite, comme elle est faite, de cinq ou six peuples ou fractions de peuples, sans consistance et sans résistance, l’Autriche est l’idéal de l’État-tampon. Trop faible à elle seule pour inquiéter, assez forte pour maintenir, elle est comme un gage et une condition de la paix européenne. Dans la classification des puissances, elle relève plutôt du système ancien des Marches, que du système des grands États modernes, unifiés et concentrés. Elle continue l’Allemagne et en quelque sorte elle l’atténue par la Marche germanique de ses provinces du nord-ouest et de l’ouest ; elle continue et elle atténue la Russie par la Marche slave de ses provinces de l’est et du nord-est. Quel danger nouveau ne résulterait-il pas de ce que le contact entre l’Allemagne et la Russie, déjà périlleux sur la Vistule, se ferait désormais sur une frontière incomparablement plus étendue, et, si le mot est permis, plus entrante ? Avec la Hongrie comme hinterland, l’Allemagne se glisserait sous la Russie, presque jusqu’aux Carpathes ; mais, avec la Bohême tchèque, la Russie pénétrerait dans l’Allemagne, presque jusqu’à l’Erz-Gebirge et au Böhmer-Wald ; elles s’emmêleraient, s’enchevêtreraient l’une dans l’autre, et il n’y aurait bientôt que l’épée pour les débrouiller. Voilà à quoi l’Allemagne et la Russie, et, par elles, l’Europe entière serait condamnée, si l’Autriche n’existait pas. Si donc l’Autriche n’existait pas,