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ne manquerait pas d’être instructif autant que piquant et même paradoxal, de voir la Triple Alliance aboutir, pour le seul avantage d’un des alliés, à la destruction de l’autre et à la spoliation du troisième.

Quoique agrandie vers l’Ouest, la Russie s’en trouverait retournée fatalement vers l’Asie. Elle aurait beau recevoir sa très large part, les pays slaves du nord de la Monarchie, Galicie, Moravie, pays slovaque, Bohême, et les pays slaves du sud, Carinthie méridionale, Carniole, Croatie, Slavonie, et au besoin Bosnie-Herzégovine ; elle aurait beau venir, sur la côte dalmate, jusqu’à l’Adriatique, elle n’y gagnerait pas tant qu’on pourrait le penser. Car son slavisme est autre que le slavisme polonais, qui est autre que le slavisme tchèque, qui est autre que le slavisme slovaque, qui est autre que le slavisme slovène, qui est autre que le slavisme croate, qui est autre que le slavisme serbe. Et il n’y a pas d’apparence que, malgré quelques légers symptômes en sens contraire, tous ces types hétérogènes se ramènent d’ici longtemps à un type supérieur ; et, puisque le volume des États n’est pas tout, il n’est pas à croire que, cette diversité se fondant en unité, ces minerais slaves forment, aux mains de la Russie, un métal slave d’une densité suffisante.

Il y a à cela d’autant moins d’apparence que la première de ces annexes slaves à la grande Russie, celle du nord de l’Autriche, serait et resterait isolée de la seconde, celle du sud, par une Hongrie qui vivrait comme elle pourrait. Et il n’y aurait pour la Hongrie qu’une manière de pouvoir vivre, qui serait de s’accoler à l’Allemagne, de marcher dans son ombre, et d’être pour elle comme un hinterland, au-delà de la Leitha, sur les deux rives du Moyen-Danube et de la Theiss. Par goût et par peur des slavismes conjurés contre elle, la Hongrie ne penche que trop du côté de l’Allemagne ; elle y verserait infailliblement par nécessité. Pour ce qui est d’une grande Roumanie, elle-même contribuerait à accroître encore en Europe la place démesurée de l’Allemagne en séparant la Russie, fût-ce la plus grande Russie, de sa clientèle ou de ses dépendances slaves de la péninsule des Balkans, en lui barrant la route de Constantinople, en lui fermant ainsi l’Orient européen, et en contribuant ainsi à faire d’elle une puissance moins européenne qu’asiatique.

Et l’Europe ? Il n’y aurait plus d’Europe. Le continent qui s’est appelé de ce nom serait coupé en deux par le milieu : une