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capables de bien gouverner l’Inde, c’eût été un peu niais, si ce n’avait été très machiavélique. Macaulay et ses collaborateurs voulaient tout simplement réserver les bonnes places, grassement payées, du Civil Service aux étudians des Universités, c’est-à-dire aux jeunes gens des vieilles familles, et aussi aux nouveaux venus de cette aristocratie de la banque, du négoce et de l’industrie, qui s’était adjointe à la classe dirigeante depuis la réforme de 1832. Une élite, dit M. Chailley-Bert. Une élite, soit ; mais l’élite sociale, l’élite intellectuelle même, donne-t-elle forcément, dans des circonstances toutes particulières, une élite administrative ?

Avec ce nouveau régime, et plus encore lorsque la Compagnie des Indes eut quitté la scène, on s’aperçut que les hommes avaient changé aussi bien que les traditions. Mais le changement s’accusa plus encore à partir de 1877. À cette époque, lord Salisbury, secrétaire d’Etat pour l’Inde sous le dernier ministère de Disraeli, abaissa de quatre années le minimum et le maximum de l’âge prescrit pour les candidats. Il fallait, désormais, pour se présenter, avoir dix-sept ans au moins et dix-neuf au plus. C’était fermer la porte aux étudians des Universités et, en même temps, l’ouvrir toute grande à la démocratie. Des gentlemen on tombait aux fils de la petite bourgeoisie ambitieuse. Ils avaient passé par les cramning shops, où ils avaient été bourrés d’une science artificielle, machinale, provisoire, mis en état de traverser la terrible épreuve et d’affronter la fameuse version qui était le « Sésame, ouvre-toi ! » du Civil Service.

A une race d’hommes hardis, énergiques, habitués à l’action physique, pour qui le commandement était un besoin de nature et un don héréditaire, s’était substituée une génération de bureaucrates rivés à une besogne de cabinet. Ceux-là avaient traité les natifs comme le chef traite ses soldats, s’intéressant à leurs traditions et à leurs progrès ; ceux-ci ne savaient rien de la vie indienne et ne cherchaient point à la connaître ; ils tenaient les indigènes à distance par leur hautaine réserve, faite de timidité et d’orgueil. Des déplacemens fréquens et des changemens continuels d’attributions ne leur permettaient de rien approfondir. C’était le nomadisme administratif que la France connaît bien, avec toutes ses conséquences. Les anciens aimaient la vie large et facile de l’Orient, jouaient au rajah sans trop de déplaisir et répandaient l’argent en pluie autour d’eux. Les nouveaux civilians étaient d’un âge et d’une classe où l’on sait compter.