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Enfin et surtout les chansons de Lel ont une attendrissante douceur. Encore une fois on s’explique assez mal le caractère et les actes du personnage. Ce traître de berger n’a sur les lèvres que des mélodies qui fondent le cœur. Oublions donc ce qu’il fait pour ce qu’il chante. Il chante l’enfant orpheline, humble comme la fraise des bois. Ailleurs, il supplie la source de ne pas détremper la mousse où court la jeune fille amoureuse. Ailleurs enfin, — et c’est peut-être sa plus originale, sa plus exquise cantilène, — il redit les propos que tient le nuage au tonnerre : « Toi, tonnerre, tu vas gronder, et moi, je vais pleuvoir, et les fleurs se réjouiront, et les jeunes gens et les jeunes filles iront au bois cueillir les baies sauvages. » Le voilà, pour le coup, le nuage qui passe dans un autre ciel et qu’on ne peut saisir. Là surtout, il semble qu’un génie lointain, étrange, ait composé de sons inconnus et de notes inouïes, bien que très simples, une mélodie impossible à fixer ou seulement à définir. Une seule chose est certaine : cette mélodie exprime, après tant d’autres, peut être encore mieux que toutes les autres, l’indulgence de la jeune saison ; elle nous rappelle que la musique russe fait toujours une place à la nature, et que l’un des principaux thèmes de ce conte musical est le délicieux et trop court bienfait du printemps.

Avec la douceur et pour ainsi dire la bonté du paysage, les sentimens sont presque toujours d’accord. Il y a dans la musique de M. Rimsky-Korsakow beaucoup moins de violence ou seulement d’action que de contemplation et de rêverie. Rêverie presque sacrée, contemplation qui peut aller jusqu’à l’extase, comme dans l’admirable cavatine du tsar accueillant Sniegourotchka. La mélodie y est brève ; si brève, et comprise dans un si petit espace, qu’elle semble moins un chant qu’un soupir. Comme un soupir, elle s’élève et retombe. Un lent accompagnement de violoncelle, aux harmonies changeantes, colore de nuances diverses le thème qui ne change jamais. Le tsar est vieux : on le sent à la fragilité de sa voix et à la majesté de son chant. Ébloui par l’enfant de neige, il regarde, il admire, et je dirai presque il adore. La scène est sérieuse et pure. Et l’esprit peu à peu remonte plus loin et plus haut. Il va de la cantilène songeuse du tsar au rêve du patriarche, de Booz endormi. La musique russe approche ici de la poésie française. Elle en a la mélancolie grandiose avec la religieuse gravité. Le respect, et le regret, l’hommage attendri de l’Empereur en cheveux blancs à la jeune fille aux blonds cheveux, le salut de ce déclin à cette aurore, tout cela fait touchante et bien près d’être sublime la rencontre de l’extrême vieillesse et de l’exquise beauté.