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recourbant ? » Et comme Faust, enhardi, lui crie : « Oui, c’est moi, Faust, je suis ton égal ! » l’Esprit lui répond, en des vers merveilleux : « Dans les flots de la vie, dans le tourbillon des faits, j’ondule en haut et en bas, je me meus en tous sens. Naissance et tombe, océan éternel, tissu changeant, vie brûlante, ainsi je travaille au métier mobile du Temps, pour créer le vêtement vivant de la Divinité ! » Et Faust, extasié, dit à l’Esprit : « O toi qui pénètres le vaste monde, Esprit de l’Action, combien proche de toi je me sens ! » Mais l’Esprit lui répond, avant de disparaître : « Tu ressembles à l’Esprit que tu peux comprendre : à moi, non, tu ne ressembles pas ! » Puis arrive Wagner, puis Faust veut se tuer, puis les cloches de Pâques viennent lui rendre goût de la vie : et puis c’est, au cours d’une promenade, la rencontre de Méphistophélès sous la forme d’un barbet. Mais, autant tout cela est clair et simple, autant l’est peu le dialogue avec l’Esprit de la Terre. Qu’est-ce que cet Esprit ? Est-ce Dieu ? Est-ce un génie ? Et que signifient ses étranges paroles ? Et, à supposer qu’elles aient un sens, ce sens est-il d’accord avec celui des étranges paroles de Dieu dans le Prologue ?

Encore les difficultés ne s’arrêtent-elles pas là. Vers le milieu de la pièce, après la scène où Faust a échangé son premier baiser avec Marguerite, le voici qui nous apparaît, seul, dans une caverne, au profond de la forêt. Et il s’écrie :


Esprit sublime ! Tu m’as donné tout ce que je demandais ! Ce n’est pas en vain que tu as tourné ta face vers moi dans la flamme ! Tu m’as donné en royaume la nature magnifique, et la force de la sentir, et la force d’en jouir. Tu m’as permis de regarder dans sa poitrine immense comme dans le sein d’un ami. Tu as fait passer devant moi la succession des êtres vivans, tu m’as appris à reconnaître des frères dans le buisson, dans l’air, et dans l’eau. Et quand la tempête mugit dans la forêt, quand le sapin géant, déraciné, abat les arbres voisins en les meurtrissant, tu me conduis alors vers un sûr refuge, tu me montres alors à moi-même, et je vois s’épanouir les secrètes merveilles de mon propre cœur. Et quand, ensuite, devant mes yeux, la douce lune s’élève au ciel en répandant la paix, alors des parois du rocher tu fais surgir pour moi dans les airs les pures formes argentines du passé, et elles viennent embellir l’austère joie de ma méditation ! Mais oh ! plus que jamais je découvre maintenant que rien de parfait n’est accordé à l’homme ! Dans cet état où sans cesse je vais me rapprochant des dieux, tu m’as adjoint un compagnon dont je ne puis déjà plus me passer, bien que, froid et effronté, il ne cesse pas de me rabaisser à mes propres yeux, et que, d’un seul mot, il réduise à néant les plus chers de tes dons. Il attise activement en moi un feu de passion pour cette belle image de femme ! Et ainsi je chancelle du désir à la jouissance, et, dans la jouissance, j’appelle le désir !