Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 156.djvu/614

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur part du patrimoine familial et vivre sous le même toit ; en fait, quatre générations s’y voient souvent rassemblées. Certaines familles comptent ainsi jusqu’à quatre-vingts membres et, n’étaient les exigences croissantes de la vie moderne, ce système se développerait au lieu de se restreindre. C’est le socialisme en miniature, moins l’obligation du travail. Chacun peut puiser au fonds commun ; nul n’est tenu d’y fournir sa quote-part, nul n’est invité à « gagner sa vie. » C’est le paradis des « parens pauvres, » des paresseux et des parasites.

Tout le fardeau des injustices de la caste et de la famille tombe sur la femme. Sa destinée, du berceau à la tombe, est si désespérément lugubre, si horrible, si dénuée de toute joie et de toute consolation qu’on hésite à la raconter, de peur d’être accusé d’exagération. Et d’abord, c’est tout au plus si on lui permet de naître. L’intruse en venant au monde met en danger l’âme de son père, car une descendance mâle peut seule lui gagner le ciel. « Si tu me donnes des filles et point de garçons, dit souvent le mari hindou à sa jeune femme, je prendrai une autre épouse qui te fera faire les gros ouvrages de la maison. » Dans la famille du brahmane, on a un autre motif encore pour envisager avec une sorte de terreur l’arrivée d’un enfant du sexe féminin. Il faut à tout prix marier ses filles et les marier à des brahmanes. Le mariage est une coûteuse cérémonie. On ne s’en tire pas à moins de mille francs. Pour peu qu’un homme ait trois ou quatre filles, le voilà ruiné. Ce calcul que j’emprunte, bien entendu, à un auteur natif, comme tous les faits de cette étude, prouve combien est grande la pauvreté, je pourrais presque dire la misère des hautes classes dans l’Inde.

On a donc recours à tous les moyens, humains et divins, pour se préserver des filles. Pendant la grossesse, on fait venir un saint homme qui sait des prières très efficaces pour changer le sexe de l’enfant à naître. Que si le saint homme a échoué et que la petite fille s’obstine à naître, on peut, avec une pilule d’opium, rendre très court son passage ici-bas. Ou bien encore on lui emplit la bouche d’une poignée de cendres brûlantes, à moins qu’on ne la jette aux bêtes des bois. Les âmes très tendres l’étranglent dans son sommeil, en murmurant une prière à Brahma : « Seigneur, renvoie-la vers nous sous la forme d’un garçon ! » Lorsque les lois anglaises ont assimilé ce fait à un crime, l’Inde a été plus surprise que si l’on avait déclaré