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ne sont pas cruelles ; mais ce qui ne peut varier, c’est la position de la femme hindoue dans le société et dans la famille. Fiancée ou épouse, après comme avant le mariage, elle ne connaît pas la douceur d’être aimée. Pas de roman intime, d’idylle conjugale, pas de lune de miel : rien que l’accouplement légal. Le mari, dans la partie ouverte de la maison, vaque à ses affaires et reçoit ses amis. La femme n’a d’autre société que les autres femmes et d’autre occupation que les travaux de la cuisine et du ménage. Elle se lève respectueusement quand son mari ou son beau-père entre dans la salle, ne parle pas à moins qu’on ne l’interroge, ne prend point place à table avec son seigneur, mais doit se contenter de ce qu’il a laissé pour elle dans son assiette. Quand on est content d’elle, on lui donne quelques bijoux et quelques friandises. De vie intellectuelle, il n’en est pas pour elle. La religion est trop haute ; on lui défend de lire les Védas. De même qu’elle n’a d’état civil sur la terre que par son mari, elle n’a de chance d’entrer au ciel que s’il l’y conduit. En toutes choses sa vie et sa pensée ne sont que le prolongement, l’ombre, le reflet d’une autre pensée et d’une autre vie.

On a raison de lui défendre la lecture des Védas et des vieux livres sanscrits. Elle y verrait combien l’existence de la femme hindoue était différente de ce qu’elle est aujourd’hui, combien plus honorable, plus libre et plus douce. La femme avait alors un caractère, une personnalité ; elle vivait de sa vie propre, pensait, agissait, aimait, était aimée. Dans les héroïnes des légendes primitives, la grande vertu, c’est, déjà, le dévouement à l’homme, mais le dévouement à l’homme choisi, le dévouement qui ennoblit une Imogène et une Griselidis. Probablement la femme aryenne abusa de la liberté qui lui était laissée : d’où la réaction puritaine qui suivit et qui, après tant de siècles, pèse encore sur elle. L’homme, comme toujours, comme partout, dénonça lâchement sa complice : « C’est par elle que j’ai failli ! » Et la haine de la femme apparut chez les poètes comme chez les philosophes. Son cœur est « plus méchant que le cœur de la vipère, » elle est le « doux poison ; » elle est « la porte de l’enfer ; » elle est « impure comme le mensonge. » Il faut se garder d’elle et la garder contre elle-même. Manou, Wasichta, Yajnavalkya, tous les législateurs moralistes, qui, pour l’éternel malheur de l’Inde, ont confondu la loi religieuse et la loi civile, le catéchisme et le code, pensent d’elle plus de mal que La Rochefoucauld ou Stendhal.