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Ils s’ingénient à inventer des précautions contre ses astuces, des ruses contre ses artifices. Il est vrai qu’après avoir abominablement diffamé la femme, Manou s’écrie : « Tu révéreras ta mère comme un dieu ! » Mais ce mot ne signifie rien dans un pays où il y a trente millions de dieux, qui, pour la plupart, sont infâmes. Étrange dieu, dont le lot est d’obéir ! car Manou dit ailleurs expressément : « Jeune, la femme est gouvernée par son père ; mariée, par son mari ; vieille, par ses fils. Elle ne doit jamais être indépendante. »

Si pénible que soit la condition de la femme mariée, son sort paraît enviable si on le compare à celui de la veuve. Le veuvage n’est pas, comme chez nous, une épreuve qui appelle la sympathie ; c’est une déchéance et un opprobre, car il est considéré comme la punition d’un crime commis, dans une destinée antérieure, soit contre la foi conjugale, soit même contre la vie d’un mari. C’est pourquoi on retire à la veuve ses ornemens ; on lui rase la tête. Dorénavant elle vivra dans la pénitence, se nourrira exclusivement « de fleurs, de fruits et de racines. » Les joies humaines ne sont plus faites pour elle. Elle n’existe plus, elle est retranchée du nombre des vivans.

Une telle coutume semblerait déjà bien cruelle si elle concernait uniquement des femmes arrivées au dernier âge de la vie, dont les espérances ici-bas sont flétries et dont les pensées se tournent d’elles-mêmes vers les horizons ultra-terrestres. Mais parmi ces veuves, il en est de toutes jeunes ; beaucoup sont vierges ; quelques-unes sont des enfans âgées de moins de cinq ans. Elles devront rester à jamais fidèles à ce mort à peine entrevu, vite oublié. Défense de se marier une seconde fois. Si la veuve, cédant aux suggestions de la nature, se laisse séduire et que sa faute ait un résultat, elle n’a d’autre ressource que l’avortement ou l’infanticide ; sa famille, au besoin, lui impose l’affreux dilemme. Les enquêtes ouvertes à ce sujet[1] ont révélé des faits navrans ; elles ont montré à quel degré de férocité peuvent descendre des êtres humains, civilisés en apparence, pour se sauver du « déshonneur. »

J’ai dit que le veuvage était une sorte de mort civile et religieuse. A force de quintessencier et de raffiner là-dessus, les pharisiens de l’Hindouisme en vinrent à penser que la mort effective

  1. Voir le rapport de Govind Nath (Bombay, 1892), et les articles du Spectator of India, passim.