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caractère original en est d’être directes, sans interposition de personnes fictives ou de masques, tels qu’étaient encore le Childe-Harold de Byron ou l’Olympio d’Hugo. C’est le sentiment à l’état pur, pour ainsi parler ; c’est un cœur d’homme ouvert et mis à nu devant nous. Les Byron et les Hugo nous dissimulaient encore quelque chose de leurs misères, et je ne sais quelle pudeur arrêtait ou suspendait les derniers aveux sur leurs lèvres. Ceux-ci se livrent à nous tout entiers ; ils étalent sous nos yeux tous leurs maux ; ils se complaisent à en irriter publiquement l’aiguillon. Et comme le mal de l’un, Leopardi, c’est la nature ; le mal de l’autre, Musset, c’est l’amour ; et le mal du troisième, Heine, c’est le doute ; leurs vers, participant de l’éternité de leur mal et de sa généralité, demeureront sans doute, et à jamais, la plus poignante expression que l’on ait donnée : en allemand de l’impuissance de croire ; en français du dégoût d’aimer ; et en italien de l’horreur de vivre. C’est la forme aiguë du lyrisme, au-delà de laquelle, si l’on voulait aller, on sombrerait dans la folie, à moins que ce ne fût, comme quelques-uns, dans la niaiserie ; et la beauté de cette poésie se résume dans les deux vers :


Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots !


Mais quoi ! les sanglots les plus purs ont bientôt fait d’importuner ceux qu’ils n’émeuvent point, et ni ceux qu’ils émeuvent, ni surtout ceux qu’ils secouent ne sauraient supporter longtemps l’intensité des émotions qu’on les appelle à partager. Personnelle à ce degré, la manifestation de la sensibilité du poète, qui n’est plus déjà pour lui qu’une occasion de souffrance, devient aisément pour le lecteur, pour le public, un motif de s’en détourner. On n’aime point, non plus, cette manière, en faisant appel à notre pitié, d’accaparer notre attention. Omnis creatura ingemiscit. Et nous aussi, nous avons souffert ! Il semble donc à chacun de nous que le poète empiète sur notre personnalité, quand encore il n’offense pas notre amour-propre et notre vanité. On lui demande d’autres chants, d’un autre caractère, plus détachés de la préoccupation de lui-même, des thèmes plus généraux, que d’ailleurs on lui laisse toute liberté de diversifier. Il se décide à nous les donner ; le lyrisme redevient épique, philosophique, symbolique ; et c’est ce que l’on voit se produire aux environs de l’année 1860.