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des sensations étranges. Ils se réveillaient aux antipodes des mondes connus et s’égaraient dans un petit univers de drôleries mirifiques et de fantaisies musquées. D’autres, enfin, avaient à peine foulé ce sol prestigieux que le charme qui s’en évapore s’était insinué dans leur âme et les enveloppait d’un brouillard enchanté. Pour moi, qui avais peut-être trop escompté ma surprise et mes ravissemens, j’ai encore la mémoire toute fraîche que rien, hormis la nature, ne m’y parut s’élever au-dessus du médiocre. Et je tâtonnais, je cherchais à m’orienter hors du cercle des baguenauderies et des amusettes microscopiques, où ce pays enferme volontiers la curiosité du voyageur.

Les premiers Européens que j’y visitai me firent sentir, moins par leurs paroles que par leur silence, les difficultés de ma tâche. Ils étaient secrets des pieds à la tête, et, quand je leur exprimais mon désir de m’initier aux questions japonaises, je lisais dans leurs yeux l’aveu de ma présomption. L’un m’avertissait que, si l’on vient au Japon pour en écrire, quinze jours suffisent à griffonner un mauvais livre qui a des chances de plaire, et quinze ans peut-être à composer un ouvrage documenté, plein d’erreurs savantes, d’ailleurs fort ennuyeux. Je l’assurai que je n’y passerais pas quinze ans et que j’espérais y demeurer plus de quinze jours. L’autre qui, du fond de son cabinet, poussait une étude approfondie sur la société japonaise, me peignit un Japon mystérieux, pavé de chausse-trapes, où l’étranger ne saurait se hasarder sans des précautions infinies et qui lui reste indéchiffrable, à moins qu’il n’ait eu l’art d’en dérober la clé. On me citait, il est vrai, deux ou trois alchimistes écartés, presque inabordables, qui avaient probablement découvert cette pierre philosophale : le fond du caractère japonais ; mais on doutait que, dans le cas où je parviendrais à les joindre, ils consentissent à desceller leurs lèvres. De tous ces entretiens il ressortait que les Japonais sont le peuple le plus déconcertant, le plus bizarre, le plus insaisissable, le plus énigmatique.

— Je vous entends, soupirais-je, mais en quoi ? Est-ce parce qu’ils chaussent des bas fourchus et marchent sur de petits tabourets ? Est-ce parce qu’ils disent bonjour de la main comme nous disons bonsoir ? Est-ce parce qu’ils ne font qu’un saut de la natte où ils ont soupe à la cuve où ils se baignent ? Est-ce parce qu’ils ont une Constitution et renversent leurs ministères ?

— Vous n’y êtes pas. Ils sont inexplicables parce qu’ils ne