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commencement de ta lettre. Non, tu ne t’es pas trompé en jugeant ce que le danger de la chère petite ajoutait à tant d’autres peines que j’ai à souffrir. Je n’ai eu d’autre consolation que d’envoyer fréquemment savoir de ses nouvelles. Enfin, le danger est passé. C’est une grande joie pour moi. Dieu veuille qu’après avoir triomphé de la maladie aiguë, elle échappe également à une autre au moins aussi dangereuse. L’exécution de tes projets méridionaux est le meilleur, à mon avis, de tous les remèdes à employer.

« Ce qui me reste à te dire est affligeant pour tous les deux. Rappelle-toi que, le 14 février, je t’ai écrit que, si ton séjour à Paris durait plus de huit ou dix jours, je serais forcé de me condamner au supplice de Tantale. Je n’ai pas tenu bien strictement aux dix jours. Je croyais que tu partirais le 23 mars et je ne me suis pas fait scrupule de te voir jusqu’au 22, car c’est ce jour-là qu’a commencé ce supplice dont c’est aujourd’hui le trentième jour. Passé ce terme, j’étais résolu au sacrifice. Tu m’as épargné la peine de le prononcer et mon cœur a été bien sensible à cet effort du tien. Mais les circonstances ne sont pas changées. On te dit le contraire ; on te trompe, peut-être avec de perfides intentions. Toutes les notions que j’ai, et certes je ne croirais pas trop aisément d’affligeantes, sont diamétralement opposées aux tiennes et j’ai la certitude positive que, si nous rompions en ce moment le jeûne, nous en perdrions le fruit. Sachons donc, — si je t’afflige, ma douleur te venge, — l’observer jusqu’à la veille de ton départ. Alors, je ne te laisserai pas partir sans ma bénédiction. Ma porte et mes bras te seront ouverts, comme mon cœur l’est et le sera toujours.

« Adieu, cher fils ; reçois ici de loin, comme, en ce triste et pourtant encore beau jour, tu les recevras de près, pour toi et les tiens, les embrassemens d’un père aussi tendre que malheureux. »

C’étaient là de belles phrases. Malheureusement, elles ne changeaient rien à la triste réalité, ni à ce qui se racontait dans Paris, de la disgrâce de Decazes, déjà commencée, et qu’allait promptement consommer la faveur envahissante et victorieuse de la comtesse du Cayla.


ERNEST DAUDET.