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Les anarchistes prirent aussitôt, dans les syndicats, la place des politiciens socialistes. Ils préconisaient autrefois l’action individuelle, la propagande par le fait, ne voulaient pas entendre parler d’organisations. Depuis les « lois scélérates, » ils se sont à leur tour « terrés » dans les syndicats[1]. Ils propagent tous les modes de petite et de grande guerre industrielle, le boycottage et le « sabottage[2], » poussent à l’action immédiate, aux grèves généralisées. S’ils sont écoutés, c’est qu’ils parlent aux syndicaux le langage que ceux-ci aiment à entendre. Ils exaltent l’indépendance, l’action autonome, la nécessité de faire ses propres affaires, et de ne pas déléguer ce soin aux politiciens ; l’émancipation de toute direction extérieure ; l’importance de rester exclusivement ouvrier, d’exclure toute direction qui aurait pour effet de restaurer des hiérarchies, et de diviser le corps des travailleurs. Ils font contrepoids à ceux qui prêchent le socialisme d’État.

Mais ceux-là aussi rencontrent un accueil favorable dans les syndicats et les congrès ouvriers, qui ne vont pas jusqu’à répudier l’action politique, premier article du dogme anarchiste. La grande majorité des ouvriers trouve très bon, au contraire, qu’il y ait des députés et des ministres tels que M. Millerand, obligés, par leur situation et leurs opinions, à soutenir les exigences ouvrières. Un fait caractéristique, lors de la dernière grève parisienne (octobre 1898), marque bien cette attitude. Aucun élu, soit du Conseil municipal, soit de la Chambre des députés, ne fut autorisé à prendre la parole dans les grandes réunions corporatives qui se tinrent à la Bourse du Travail, en vue d’étendre le mouvement gréviste[3]. On acceptait les offices, les démarches des politiciens socialistes, mais on repoussait leurs conseils. On les prend comme auxiliaires, mais on les écarte comme directeurs.

Le nombre des ouvriers de l’industrie syndiqués en France, bien qu’il s’accroisse sans cesse, n’est encore qu’à l’état embryonnaire. Il atteint à peine le chiffre de 500 000, un huitième de la population industrielle, et les 18 millions d’hommes qui vivent en France de l’agriculture sont tout à fait étrangers à ce mouvement[4]. Et

  1. Les Anarchistes et les Syndicats, brochure, 1898.
  2. Le « sabottage, » c’est l’art de gâcher la besogne, de ralentir le travail : sujet déjà traité dans le pamphlet de Swift sur l’Art de voler les maîtres.
  3. Voyez, dans la Revue du 15 décembre 1898, l’article de M. Le Cour Grand-maison, sur la Grève du Bâtiment.
  4. Les syndicats patronaux industriels comptaient, en 1897, 140 000 adhérens, les syndicats mixtes, de patrons et d’ouvriers, 60 000 ; les syndicats agricoles, généralement mixtes, 450 000.