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poursuivait avec une ténacité de Yankee le but de former non seulement un personnel d’employés, mais une population entière composée de ses ouvriers et de leurs familles, à des habitudes de vie matérielle qui puissent élever leur niveau moral, intellectuel et social. Malheureusement l’entreprise se trouvait viciée par un défaut grave, la confusion dans les mêmes mains du rôle d’employeur, de celui de propriétaire et de bienfaiteur. Le « paternalisme » autoritaire de M. Pullman inspira une telle haine à ceux qui en étaient l’objet que, lorsqu’il vint à mourir, il fallut sceller son cercueil dans la tombe pour le dérober au ressentiment populaire[1]. Le patronage indirect de M. Carnegie a eu plus de succès. Dans ses fondations de Pittsburg, il n’agit sur personne par contrainte, il met simplement à la portée de ceux qui veulent monter un élément pour les y aider. En Amérique comme en France, nombre de patrons s’inquiètent assez peu en général de leurs employés ; et il en est qui attribuent à cette abstention complète la paix qui règne dans leurs usines.

Si les ouvriers écartaient l’action patronale comme une tutelle, pour prendre eux-mêmes l’initiative des institutions de prévoyance, on devrait considérer cet effort comme un progrès. Mais, en France, c’est trop souvent vers l’Etat qu’ils se tournent ; ils réclament de lui l’assistance, l’intervention dans leurs conflits, tout un vaste système d’assurances, organisé non, comme en Allemagne, par une monarchie autoritaire, mais par une république que le suffrage universel et l’ambition des politiciens subordonnent à leur volonté.

La grève récente des mineurs belges, comme les grèves du Creusot et de Montceau-les-Mines, présente de même un caractère social bien plus économique. En Belgique comme en France, les mineurs ont obtenu, durant ces dernières années, des augmentations de salaires : ils prétendent qu’elles ne correspondent pas à la hausse des bénéfices ; mais ils visent bien au-delà. Les mines belges appartiennent à des sociétés par actions : la direction a peu de rapports immédiats avec les ouvriers. Elle reçoit les réclamations isolées, mais non les revendications d’ensemble, et fait obstacle à toutes les tentatives en ce sens. C’est ainsi que la direction n’avait pas répondu aux demandes écrites des

  1. A Decazeville, où le malheureux ingénieur Watrin fut assommé à coups de barre de fer, la première cause de la grève était une société coopérative ménagère, instituée dans l’intérêt des ouvriers, et pour eux facultative.