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son honneur. » Ainsi s’exprime Pierre Bayle à l’article « Blanche de Castille » ; après quoi, et suivant sa méthode habituelle, il s’empresse de se faire l’écho de toutes les imputations que la chronique scandaleuse du temps a dirigées contre la vertu de la Reine. Ces quelques lignes du Dictionnaire enferment assez exactement la substance historique du drame de M. de Bornier. Les grands feudataires du royaume se sont révoltés. Ils ont à leur tête le comte Hugonnel, beau-frère de Blanche de Castille, et le comte de Champagne, Thibaut. Ceux-ci, sous la garantie d’un sauf-conduit, viennent signifier à la Reine l’ultimatum des féodaux. Ils veulent qu’elle épouse l’un d’eux, Hugonnel ou Thibaut. A cet ordre, que Hugonnel lui intime en termes violens et grossiers, la Reine, soucieuse de sa dignité, n’a voulu rien répondre. Mais elle s’expliquera avec Thibaut, le soldat-poète dont elle sait qu’elle est aimée en secret, et qui lui adresse, sous des noms supposés, d’ardentes chansonnelles ainsi qu’à la « dame de ses pensées. » Chez celui-ci la haine n’est qu’une perversion de l’amour, et il a l’âme assez haut placée pour qu’on puisse avec succès y faire appel au sentiment chevaleresque et y éveiller un enthousiasme mystique.

Mon fils sous un régent ne serait qu’un esclave.
Je ne veux pas. Fidèle au feu roi mon époux,
Je n’épouserai donc ni Hugonnel, ni vous.

Mais, si elle brise ainsi le rêve que Thibaut avait pu concevoir, ce n’est que pour l’inviter à faire avec elle un rêve plus digne de tous les deux. Au lieu de cet amour où leurs désirs de créatures humaines se seraient satisfaits, elle lui montre plus loin, plus haut, un autre amour où ils peuvent communier. Et elle trouve des mots d’une pénétrante douceur pour l’amener à cet amour du pays de France auquel elle se souvient d’être arrivée elle-même par une lente initiation :

Ecoutez ! Quand je vins en la terre de France
Je ressentis d’abord la secrète souffrance
D’un bonheur incertain et d’un vague péril :
Pour nous, la royauté commence par l’exil.
Bientôt, comme l’on va par le pays des rêves,
La France m’apparut avec ses vastes grèves,
Ses antiques forêts, ses fleuves et ses monts,
Je ne sais quoi de doux qui fait que nous l’aimons,
Je ne sais quoi de grand que l’on admire en elle,
Tout ce qui fait sa grâce ou sa force éternelle,
Et son peuple dont l’âme est si prompte à s’ouvrir,
Qui sait lutter, qui sait vaincre et qui sait souffrir.
J’aimai ce peuple ainsi : j’ai d’une âme fervente
Juré d’être à la fois sa reine et sa servante.