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Pirbright Smith va bien. Le vieux M. Pegfurth Bannatyne est ici, en pension dans une auberge du village. Tout son bagage consiste en une paire de pantoufles et en un livre, dans son panier dépêche ; le reste, même la canne sur laquelle il s’appuie, il l’emprunte à l’aubergiste. Il est venu me voir, l’autre jour, du haut de la colline, et naturellement je l’ai interrogé sur Hazlitt[1]. Il m’a dit que c’était un « singulier gaillard », mais, après cela, n’a point semblé d’humeur à s’expliquer davantage. Il m’a ensuite appris qu’il était en train de devenir religieux, ce qui ne l’empêche pas de continuer à jurer comme un troupier. Je l’ai interrogé sur Wordsworth : « Il n’était pas solide dans sa foi, monsieur, et puis c’était un pauvre homme à sang de lait, avec des lunettes bleues par-dessus le marché ; mais ses poèmes sont grands, je ne dis pas non. » Je lui ai demandé s’il connaissait un livre de Wordsworth : oui, mais il en avait oublié le titre. Enfin il m’a cité un titre, mais c’était celui d’un de mes livres à moi. C’est ce que je lui ai fait remarquer aussitôt. Et alors : « Ah oui, m’a-t-il dit, je me rappelle ! Bien mauvais, hein ! Vous aurez à faire beaucoup mieux ! » Il ne peut pas souffrir Pirbright Smith, « un simple esthétique », comme il l’appelle. « Peuh ! la pêche et la religion, voilà mes esthétiques ! » a-t-il ajouté. Il m’a fort engagé à ne pas m’occuper davantage de Hazlitt. « Dans ma vie à moi, m’a-t-il dit, là il y aurait de drôles de choses ! » Il a soixante-dix-neuf ans, mais il vivra au-delà de cent ans. Votre R. L. S.


Mais l’effet le plus extraordinaire de cette imagination de Stevenson est, certainement, la manière doit elle lui a permis de prendre toujours plaisir à une vie qui, considérée de sang-froid, nous apparaît aujourd’hui comme un incessant et cruel martyre. Sur les quarante-quatre ans qu’a duré cette vie, je n’exagère pas en disant que Stevenson en a passé plus de trente dans la situation d’un homme condamné à mort, et s’attendant à subir sa sentence d’un moment à l’autre. De page en page, depuis le premier chapitre jusqu’au dernier, M. Colvin nous apprend que, dans l’intervalle qui s’est écoulé entre deux lettres, son ami a eu un nouveau crachement de sang, ou une nouvelle pleurésie, ou quelque autre maladie dont ses médecins croyaient qu’il ne guérirait pas. Et lui, sitôt qu’il peut écrire, tout de suite il retrouve sa radieuse gaieté. « Je ne me doutais pas que le monde fût si amusant, » dit-il dans une de ses lettres : en vérité il le dit dans toutes, qu’il écrive d’Hyères ou de Davos, de sa maison de Vailima ou d’une plage déserte de Californie, où il vient de passer des semaines absolument seul, incapable de remuer, à demi mort. C’est en souriant qu’il traverse la souffrance et la misère, avec le sourire d’un enfant qui n’a pas même besoin de se résigner. Qu’on lise, par exemple, le récit qu’il fait à son

  1. Stevenson préparait alors une biographie du critique Hazlitt.