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sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchans ; la force sans justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, et ce qui est fort soit juste[1]. » Traduit par une formule équivalente, c’est-à-dire qu’en morale, sans la force, il pourrait y avoir une justice, mais qu’en fait, sans la force, il n’y en a point.

Or, Bismarck ne pense et ne parle qu’en fait ; il ne pense et ne parle que politique, que pouvoir et action ; or, la mesure de l’action et la condition du pouvoir, c’est la force, ou, d’un autre point de vue, pour Bismarck, il n’est pas de droit au-dessus ni à côté du droit qu’a l’État, — et nominalement l’État prussien, — de vivre et de se développer. Si, dans l’Etat, un conflit s’élève entre l’exécutif, par exemple, et le législatif, « comme la vie de l’État ne peut s’arrêter, les conflits dégénèrent en questions de pouvoir, — questions de force : Machtfragen ; — et celui qui a le pouvoir, ou la force dans ses mains continue à avancer dans le sens qui est le sien, parce que la vie de l’État, encore une fois, ne peut s’arrêter un instant[2]. » De même pour ce qui est des conflits entre États : Machtfragen, en dernier ressort ; questions de pouvoir ou de force ! L’Etat qui a en mains le pouvoir et la force « continue à avancer dans le sens qui est le sien, parce que sa vie ne peut s’arrêter un instant. » Il avance par des Duppel, des Sadowa et des Sedan, sans s’inquiéter des milliers de vies individuelles et des autres vies d’État qu’il arrête, car ce n’est pas sa faute : il faut qu’il avance, sa vie à lui ne peut pas s’arrêter ; et c’est la faute des autres : pourquoi n’ont-ils pas en mains le pouvoir ou la force ?

La force, dès que Bismarck la tient et tant qu’il la tient, il a la menace prompte : « Le comte de Beust croit-il vraiment que nous attendrons que la France se soit relevée pour régler notre compte avec l’Autriche[3] ? » car parfois la menace dispense de l’exécution, — et c’est alors une économie de force, — mais il a l’exécution rapide, car parfois la menace est une indulgence, — et c’est alors une perte de force : « Bücher racontant que, lors de son arrivée, un officier s’était fait donner son revolver et en

  1. Pensées, édition Havet, art. VI, 8, t. Ier, p. 72.
  2. Discours du 27 janvier 1863, dans la discussion de l’Adresse. — Voyez Fürst Bismarcks gesammelte Reden, 1894. Berlin, Cronbach, Band 1, p. 62. — Cf. Proust. Le Prince de Bismarck, p. 165.
  3. Maurice Busch, Bismarck et sa suite, p. 201, lundi 31 octobre 1870 — Cf. du même, les Mémoires de Bismarck, t. I er, p. 177.