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avait menacé des voyous français qui, du haut d’un pont, avaient l’habitude de cracher sur les troupes qui passaient, le Chef l’interrompit en disant : « Pourquoi les en menacer ? — Il n’y avait qu’à attendre qu’ils aient craché et à tirer aussitôt après[1]. » Perception, décision, menace, exécution, ces quatre momens de la pensée de Bismarck, laquelle n’est qu’action, et qui en sont à peine quatre momens distincts, sont reliés entre eux par un courant continu, où circule la force.

Cela est proprement machiavélique, et cela est proprement du Prince. Voici une lettre que Machiavel eût écrite et que le Prince eût signée :

« La situation, aujourd’hui, est telle qu’il me paraît utile de lâcher contre les Danois tous les chiens qui voudront aboyer (pardonnez-moi cette comparaison de chasseur). Le bruit collectif de la meute servira à faire penser aux étrangers que les Duchés ne peuvent être soumis au Danemark, et à forcer les puissances à tenir compte du programme que le gouvernement prussien veut leur présenter… Les Duchés se sont accoutumés jusqu’à présent à jouer le rôle d’enfant gâté dans la famille allemande et à penser que nous devons, nous sacrifiant avec empressement sur l’autel de leurs intérêts particuliers, mettre en jeu l’existence de la Prusse pour chaque Allemand du nord du Sleswig. Si la nation ressentait chez nous assez d’ambition prussienne pour que le gouvernement dût ne plus la stimuler, mais au contraire la modérer, je ne me plaindrais pas du tout de cet état de choses. Vous voyez par là comment mon esprit mortel envisage la question ; je suis, du reste, de plus en plus reconnaissant à Dieu de l’appui qu’il nous a accordé jusqu’à présent, et ma gratitude va jusqu’à penser que le Seigneur sait nous faire profiter même de nos erreurs. Je m’en aperçois tous les jours, et j’en éprouve une salutaire humilité. Je vous ferai d’ailleurs observer encore que l’annexion prussienne n’est pas pour moi le but suprême et nécessaire, mais le résultat le plus agréable[2]. »

Tout le machiavélisme, tout le Prince est dans cette lettre de Bismarck : d’abord la foi essentielle en la force ; puis le sens indéfectible et impitoyable de l’État ; puis le sens du relatif, du possible, du plus avantageux, qui est, par excellence, le sens politique ; et enfin il n’y manque pas même les faux semblans, les

  1. Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 178, mercredi 19 octobre.
  2. De Berlin, 16 mai 1864. — Voyez A. Proust, Le Prince de Bismarck, p. 173.