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l’administration. On peut même se demander s’il n’y en aurait pas davantage encore, car, lorsqu’on met sur les épaules d’une ou de plusieurs administrations une tâche aussi écrasante que celle de faire régner sur terre une parfaite justice distributive, digne du royaume des cieux, on risque de voir se multiplier les injustices sous la forme des erreurs administratives, des imprévoyances administratives, des intrigues administratives, des faveurs administratives, des routines administratives, des aveuglemens administratifs. Voyez les difficultés présentes du gouvernement démocratique ! Que sera-ce si la démocratie est encore chargée de l’universelle répartition des tâches et des salaires selon les « mérites, » les « œuvres » et les « besoins ? » Déplacer une difficulté, ce n’est pas la résoudre. Or, le communisme final auquel Marx prétend que le collectivisme sert d’introduction pourrait se définir : un immense déplacement de la difficulté, pour ne pas dire une immense aggravation.

Les révolutionnaires sont admirables pour critiquer, mais, quand il s’agit de remplacer ce qu’ils critiquent, ils subissent à leur tour la loi commune dont nous avons parlé tout à l’heure : cette loi qui veut que la justice absolue et universelle soit impossible à réaliser, surtout par décret, et que la justice progressive soit seule à la disposition de l’humanité ! Que l’on réclame la suppression graduelle des iniquités, en tant que cette suppression dépend de la législation sociale du travail, rien de mieux ; mais que l’on nous promette une « catastrophe » ou « révolution » totale qui changerait la face du monde avec les cœurs des hommes, c’est pure apocalypse. Les abus du capital doivent être réformés, et ce qu’il y a d’injuste dans ses revenus doit être ramené à la justice ; mais il n’en résulte pas que tout revenu doive être supprimé. Les abus de l’héritage et son extension à des parens ignorés du vivant lui-même doivent être réformés au profit de la grande parenté humaine, mais il n’en résulte pas que tout héritage doive être confisqué. Ces abus de la propriété privée doivent être réformés, mais il n’en résulte pas que la propriété privée doive être abolie. Sinon, l’argument se retournera contre la propriété collective. N’y aura-t-il pas, là aussi, des abus ? Il faudra donc la supprimer ! Elle laissera subsister des passe-droits, des bonheurs et des malheurs immérités ; il faudra donc la remplacer par la propriété privée ! Un pareil va-et-vient de raisonnemens ad hommes n’a rien de scientifique, et cependant