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sociétés humaines devienne de plus en plus dominante, efficace et créatrice est la réfutation du matérialisme économique. Le progrès est menacé par un système qui n’attribue ni à l’effort intellectuel et moral, ni à l’inspiration du génie la part prépondérante. Au rôle de Marthe il sacrifie celui de Marie, comme inutile et « improductif ; » mais nous avons vu que, sans le contemplateur et le chercheur, sans l’homme à idées, quel qu’il soit, le travailleur manuel serait bientôt réduit à l’impuissance : la pensée est supérieure à tous les outils. Si l’on déclare à bon droit ridicule le mandarin de Chine qui laisse démesurément pousser ses ongles et les retourne ensuite savamment en spirale pour montrer qu’il n’a jamais accompli un travail manuel, il est non moins ridicule de traiter d’oisif l’homme qui ne s’est servi de ses doigts que pour tenir une plume et n’a travaillé que de son cerveau. Il ne faut pas que les nouvelles démocraties, à l’inverse des anciennes, exaltent le travail manuel aux dépens du travail intellectuel, ni quelles prétendent soumettre ce dernier aux règlemens du premier. Ce qui est vrai, nous l’avons vu, c’est que tout travail doit devenir libéral, puisqu’il devient de plus en plus intellectuel. En fait, nous l’avons reconnu encore, tous les facteurs de la production économique s’intellectualisent progressivement : invention, travail, capitalisation ; de même pour ceux de la distribution : échange et contrat, commerce, finances, crédit, etc., de même pour ceux de la consommation, qui, au lieu de rester improductive, tendra à être de plus en plus reproductive de valeurs intellectuelles et morales.

Sur les ruines du matérialisme historique doit s’élever l’idéalisme historique, pour lequel les forces qui mènent le monde sont, non plus simplement les besoins matériels, mais encore et surtout les idées ou les sentimens supérieurs nés des idées. Le caractère des « idées-forces, » c’est d’échapper aux lois des sociétés humaines pour ne relever que des lois de la logique éternelle. Les idées ne sont pas régies par le « déterminisme économique » dont parle Marx. Elles obéissent, comme nous l’avons rappelé plus haut, à un déterminisme tout intérieur qui se confond avec ce qu’on nomme spontanéité, et qui ne peut produire ses effets que dans et par la plus complète liberté. Toute idée, d’ailleurs, n’est pas toujours immédiatement comprise et reconnue, sa valeur n’éclate pas aux yeux, ni même aux esprits. Méconnue, quelle autre ressource a-t-elle que la liberté ? Œuvre