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qu’elle passait seule dans sa chambre, loin des yeux importuns qui paraissaient guetter ses mouvemens et désapprouver ses pensées. Incapable de mensonge, elle apprit cependant à se taire, à vivre repliée sur elle-même, dans une atmosphère où elle étouffait.

— Il n’y a que toi qui viennes de temps en temps ouvrir une fenêtre, me donner de l’air ! disait-elle à cette Lise Gérard que ses amies plus élégantes lui reprochaient de leur préférer et dont Mme des Garays se méfiait fort, mais sans oser l’écarter, car Lise était la filleule de feu le colonel. Ne lui avait-il pas toujours recommandé l’enfant orpheline de son brave Gérard ? Il disait à chaque occasion :

— Gérard est mort chef de bataillon, avec de plus beaux états de service que n’en ont bien des généraux !

Par respect pour la volonté de son mari et la mémoire du commandant Gérard, Mme des Garays tolérait la présence fréquente de Lise, tout en sentant vaguement qu’elle avait sur Marcelle une pernicieuse influence. Avec Lise, en effet, pénétraient dans la maison des opinions relativement très avancées. Sous le modeste imperméable qu’elle endossait pour courir le cachet, Lise apportait à l’affamée le pain dont elle avait besoin, des livres devant lesquels Mme des Garays fût restée indécise à se demander : — Est-il convenable de mettre cela entre les mains d’une jeune fille ?… — en se proposant de les feuilleter d’abord, quitte à reculer de lassitude devant ce devoir maternel. Puis les deux amies causaient d’œuvres sociales qui commençaient à poindre auprès des œuvres purement religieuses avec le concours actif des femmes : œuvres de charité, d’instruction, de préservation. Si occupée qu’elle fût, si surmenée, puisqu’elle devait à la fois soigner sa sœur infirme, suivre des cours et donner des leçons, Lise consacrait encore beaucoup de temps à un certain club d’ouvrières établi sur le modèle des associations de ce genre qui existent nombreuses en Angleterre et en Amérique. Il s’agit de réconcilier ces humbles travailleuses avec leur sort ingrat en leur fournissant d’innocentes distractions, quelques échappées sur la vie intellectuelle, et avant tout le contact avec les classes cultivées. C’était là que, chaque dimanche, Lise trouvait son plaisir et sa récompense. Combien Marcelle eût-elle souhaité de se joindre à son amie ! Mais, si elle avait demandé la permission d’aller dans un faubourg misérable et mal famé