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— Il ne faut pas dire cela, Marcelle. Tu dois en aimer d’autres.

— Oui, tu dis bien, je dois… Les autres, c’est le devoir…

— Et Robert ?

— Oh ! lui, je le confonds un peu aujourd’hui avec l’amoureux de mon roman, qui ne me déplaît pas, certes, mais entre cela et mourir de chagrin pour quelqu’un…

— Artiste, va ! Tu devrais aimer tous ceux qui ont collaboré à ton œuvre en te fournissant des modèles.

— Tout le monde alors ? C’est vrai, je ne voyais plus que cela autour de moi, des caractères, des matériaux. Le monde m’a intéressée pour la première fois à titre d’étude. Les plus désagréables, les plus ennuyeux m’ont alors rendu service. Ils ont posé pour moi, je leur en sais gré…

— Tous ceux qui nous intéressent à un titre quelconque nous rendent service, dit Lise, ce sont nos véritables bienfaiteurs. Ils nous distraient de nous-mêmes. Avoir l’âme vide, ne penser qu’à soi, voilà le grand mal, la suprême misère.

— Aussi, dit en riant Marcelle, comme je te trouve riche auprès de toutes les pauvretés que le vilain mariage Helmann m’a fait voir ce matin !

— Des pauvretés ? Les Helmann seraient bien surpris s’ils t’entendaient !

— Lise, ne trouves-tu pas qu’il y a chez chacun de nous un moi caché dont notre personnalité connue n’est que le masque ? Je ne peux parler de ce que je pense, de ce qui me tient au cœur, qu’à toi, mon amie.

Les yeux de Mlle Gérard devinrent humides. Elle avait, dans un de ces visages que l’on appelle kalmoucks et qu’elle tenait de sa mère, une Russe d’Odessa, des yeux incomparables, des yeux d’intelligence et de bonté, qui ne valaient peut-être ni par la couleur ni par la forme, mais dont le regard ouvert sur une âme généreuse justifiait l’illusion de ceux sur lesquels ils se posaient le plus souvent, les enfans, les malades, les pauvres. Ceux-là trouvaient belle Lise Gérard, et Marcelle était de leur avis.

— Penser tout haut, c’est si bon ! reprit-elle. Avec maman, je n’ai jamais réussi à le faire sans la scandaliser. Je ne pouvais cependant pas vivre comme elle et comme ma tante sur le souvenir de ces fameux bals des Tuileries ! Tout de suite, une allusion au vent de révolte qui souffle sur la génération présente.

— Il est certain, dit Lise pensive, que nous suivons le mou-