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Robert, à quel péril tu as échappé, toi qui, le moment venu, t’attacheras pour toujours ! Que ce soit à une femme aimante et simple qui n’ait rien à démêler avec l’encre d’imprimerie, tel est le vœu que forme du fond du cœur ta vieille mère, en te demandant pardon de t’avoir fait souffrir pour ton bien… »

De cette lettre perfide, Robert ne retint qu’un mot au milieu du chagrin qui le poignait : — Tu n’aurais jamais pu la rendre heureuse. — Ceci ne lui semblait que trop vrai. Il s’attacha fermement à cette seule pensée. Peu de jours après, il achetait pour sa cousine, dans les bazars de Tunis, des bijoux arabes qu’il envoya, sans y joindre ni complimens ni reproches. Puis, fidèle au programme qu’il s’était tracé, il alla demander à l’exploration périlleuse qui s’offrait comme une rude consolatrice le dérivatif nécessaire. Sans éclat, en silence, avec une parfaite simplicité, il s’effaça.

Moins résignée que lui était Lise Gérard. Elle n’avait pas vu sans regret son amie, qu’elle croyait en route vers de hautes destinées littéraires, tomber presque aussitôt dans l’ornière du mariage. La première condition, pensait-elle, pour qu’un talent grandisse, est le célibat avec toute la liberté qu’il comporte. L’assujettissement de la femme dans le mariage lui semblait une déchéance. Cependant elle se défendait encore de juger cette conjonction d’astres comme elle eût fait d’une union vulgaire. Peut-être Tchelovek et Salvy allaient-ils prouver au monde que les rapports entre les deux sexes peuvent s’établir victorieusement sur des bases nouvelles d’égalité ; peut-être, l’entente des esprits, s’ajoutant pour eux à celle des cœurs, donnerait-elle aux couples de l’avenir un très noble exemple ; il suffisait que Jean Salvy, loin de contrarier Marcelle dans ses penchans et dans ses ambitions comme l’eût fait un Robert Hédouin, lui prêtât le genre d’appui et d’encouragement dont elle avait été si complètement privée jusque-là ; après tout, il avait bien commencé, avant même de la connaître. Pourquoi ne continuerait-il pas ? La réponse à cette question qu’elle se posait ne lui vint que plus tard : Tchelovek était une abstraction ; Jean Salvy l’avait traitée comme telle ; maintenant il s’agissait d’une femme devenue sa propriété.

La première fois que Lise les vit ensemble, au début de leurs fiançailles, elle comprit : Marcelle était annihilée déjà ; elle n’osait plus penser, elle n’agissait, elle ne parlait qu’en vue de plaire au maître qu’elle s’était donné. Ce fut entre les deux forces opposées