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d’un badinage qu’elle avait eu le tort de prendre trop au sérieux, Salvy étant taquin et paradoxal à l’occasion.

Marcelle l’embrassa pour la faire taire. Et Lise se tut, avec un soupir, n’osant ajouter ce qu’elle avait sur les lèvres :

— La moitié du goût qu’il a pour toi est dans le plaisir qu’il éprouve à t’abaisser.

Elle le calomniait, car il était alors tout à la volupté imprévue de se sentir jeune et amoureux une fois de plus ; cependant elle n’avait pas absolument tort.

En réalité, Jean Salvy avait désiré avec la violence d’un désir d’arrière-saison Tchelovek, qui pour lui était moins encore une femme à posséder qu’une énigme à résoudre, une force à vaincre. Il y avait là quelque chose d’autrement rare que la feuille blanche sur laquelle le premier arrivant écrit ce qu’il veut ; il y avait une page curieuse à lire, quitte à tout effacer ensuite une bonne fois sous l’empreinte impérieuse et indélébile du maître. Tchelovek, bien que condamnée à ne jamais reparaître, prêtait la meilleure partie de son charme à Mme des Garays. Celle-ci n’eut certainement pas triomphé seule. Elle avait un grand tort, le tort d’appartenir à la catégorie vulgaire des jeunes filles qu’on épouse. Tchelovek, au contraire, incarnait la passion ; créature de rêve, d’autant plus désirable qu’elle semblait prête à s’envoler. Lui couper les ailes, la domestiquer au profit d’un seul, c’était agir comme l’enfant gâté qui, ayant cassé son jouet par curiosité, s’en dégoûte dès qu’il lui a fait perdre le prestige du mystère. De là un premier désappointement pour Jean Salvy ; insatiable et blasé, il eût voulu rencontrer à la fois, en ce jouet qu’il s’était impatiemment approprié, une esclave, une inspiratrice, une amie, une maîtresse ; il ne trouva en somme, d’après son propre témoignage, qu’une très honnête femme, dont aucune coquetterie ne relevait la beauté, après tout discutable, et qui, tout intelligente qu’elle fût, attendait de lui ce qu’il ne pouvait donner.

VIII

Ils n’étaient à Venise que depuis six semaines, livrés à eux-mêmes, sans rien qui contrariûl ce tête-à-tête de la lune de miel, périlleux plus souvent qu’on ne croit, et déjà Salvy pensait, à certains momens :