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lesse. » Il est probable que les dix années qui suivirent, et qui ne furent pas toujours heureuses, lui donnèrent plus d’une fois l’occasion de revenir à ses projets de retraite ; seulement, comme les raisons qu’il avait d’être mécontent et découragé devenaient plus fortes, il ne lui suffisait plus de se réfugier dans quelque ville italienne, qui ne l’éloignait pas assez des pays qu’il voulait fuir, il voulut retourner chez lui, en Espagne, dans sa petite Bilbilis, dont le souvenir ne l’avait jamais quitté, et dire à Rome un adieu éternel.

Les événemens politiques qui se passaient à ce moment ont-ils été pour quelque chose dans sa décision ? On l’a soupçonné, non sans quelque vraisemblance. Les louanges dont il avait comblé Domitien pouvaient lui faire craindre d’être suspect au régime nouveau[1]. Cependant il ne parut pas d’abord déconcerté, il connaissait Nerva, qui, pour échapper à la tyrannie impériale, avait affecté de se désintéresser de la politique et de ne plus s’occuper que de littérature ; il était resté avec lui en coquetterie de petits vers, et, dès qu’il le vit installé au Palatin, il pria Parthenius, qui avait conservé sa haute situation, de lui présenter son dernier recueil d’épigrammes. Peut-être même eut-il un moment l’espérance qu’il gagnerait à la révolution, au lieu d’y perdre, et que Nerva ferait pour lui ce que n’avait pas fait Domitien. Mais l’adoption de Trajan dut lui donner à réfléchir. Sans doute il connaissait les grandes qualités du nouveau prince, et il en a fait un magnifique éloge : « Rome, la déesse des nations, la reine du monde, que rien n’égale et dont rien n’approche, à l’avènement de Trajan, a tressailli de joie. Fière de voir tant de vertus dans un seul homme, elle s’est écriée : princes des Parthes, chefs des Sères, Thraces, Sauromates, Gètes, Bretons, je puis vous montrer un César ! Approchez. » Mais il n’ignore pas non plus qu’avec lui il faut prendre un autre ton, que le temps des anciennes adulations est passé. « Celui qui règne sur nous, dit-il, n’est pas un maître, mais un Empereur, un sénateur, le plus juste de tous, qui a ramené, du fond du Styx, la vérité aux traits austères. Gardez-vous de tenir à un tel prince le langage dont vous vous serviez pour les autres. » Le conseil était bon ; mais Martial jugea sans doute qu’il n’était plus assez jeune pour le suivre et changer de méthode.

  1. Ce qui semble le prouver, c’est qu’après l’avènement de Nerva, il donna de son dixième livre une seconde édition où il a probablement supprimé les pièces, dédiées à Domitien.