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et que, pas un moment, il ne permet à sa fantaisie de s’aventurer hors des limites de son érudition. Mais c’est d’une autre façon encore que l’histoire, dans les Chevaliers de la Croix, se trouve jouer un rôle plus important que dans Quo vadis ? Tandis que les héros de ce dernier roman, Venicius et Lygie, Eunice, Pétrone même, nous font voir sous leurs costumes antiques des âmes toutes modernes, les héros des Chevaliers de la Croix sont bien — ou du moins nous paraissent être — des types de leur temps et de leur pays. Les sentimens que l’auteur leur a prêtés s’accordent, en tout cas, le mieux du monde avec le cadre spécial où il les a placés : et non seulement les meilleurs de ces héros sont encore des sauvages, tels que devaient être des paysans à peine tirés de l’idolâtrie, mais, suivant qu’ils proviennent de la Grande ou de la Petite-Pologne, de la Lithuanie ou de la Mazovie, ils ont un caractère, des mœurs, un langage différens. M. Sienkiewicz, qui sans doute est aussi incapable que chacun de nous d’imaginer l’âme d’un Romain d’il y a dix-neuf siècles, connaît en revanche et comprend mieux que personne les espèces diverses de la race polonaise. Et si, peut-être, les chevaliers allemands, dans son dernier livre, sont tous dessinés sur un modèle un peu trop uniforme, avec leur mélange d’orgueil et d’insensibilité, les Polonais, au contraire, depuis les princes jusqu’aux écuyers, portent toujours nettement l’empreinte de leur tribu. Cent figures vivantes se meuvent sous nos yeux, si vivantes, si originales, et d’une couleur pittoresque si caractérisée, que nous avons véritablement l’impression de nous trouver en présence d’un peuple tout entier : d’un grand peuple composite et à demi barbare, mais poussé par un instinct irrésistible à se joindre pour former une même nation.

Ce minutieux souci de la vérité historique est commun à tous les romans nationaux de M. Sienkiewicz : mais on entend bien que, pour méritoire qu’il soit, ce n’est pas à lui qu’ils doivent leur haute valeur littéraire ni leur popularité. Ils doivent leur popularité, surtout, à ce qu’ils sont « nationaux, » à ce qu’ils ont, avec toute l’impartialité de leur réalisme, une signification et une portée essentiellement polonaises. Ni les poèmes de Mickiewicz, ni les romans historiques de Kraszewski, ne sauraient, à ce point de vue, leur être comparés. Ce sont des œuvres d’un patriotisme plus extérieur, plus actuel, offrant un reflet plus direct des circonstances politiques où elles se sont produites ; mais les grands romans de M. Sienkiewicz se sont pas seulement, eux aussi, d’éloquens plaidoyers en faveur de la Pologne : le patriotisme y consiste moins dans la thèse de l’auteur que dans l’esprit