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fond en comble. M. de Laveleye a établi qu’avec les sommes consacrées par les ouvriers à s’intoxiquer, ils pourraient en vingt ans acheter toutes les usines et se délivrer du patronat[1]. Cette révolution morale vaudrait bien une révolution sociale. — Mais, répondez-vous, comment changer tout d’un coup les mœurs des ouvriers et les rendre tempérans du jour au lendemain ? — Comment, à votre tour, espérez-vous, par un automatisme social, les rendre tous tempérans, chastes, laborieux, justes, aimans, dévoués au bien commun ? Votre utopie n’est-elle pas mille fois plus grande ?

La vérité philosophique, selon nous, c’est que la racine du mal est dans le cœur humain. Elle est dans l’animalité qui est inhérente à l’humanité même. Et la racine du bien est dans la raison, dans la volonté tendant à l’universel. La lutte de ces deux principes ne semble pas près de cesser.

Quelque perfectionnée que soit la société collectiviste, elle ne pourra empêcher l’effet des lois de l’hérédité ; or, il résulte de ces lois des différences individuelles qui aboutissent à l’infériorité morale ou, si vous préférez, à l’infériorité sociale des uns par rapport aux autres. Car les uns naissent avec des penchans sensuels et grossiers, ou avec des penchans violens que n’ont pas les autres au même degré. Bien plus, il naîtra sans doute toujours des hommes plus ou moins « anti-sociaux, » vrais déshérités de la nature ; il naîtra des hommes atteints de dégénérescence, malgré les soins d’une hygiène meilleure ; il y aura des enfans disposés au vol, d’autres au viol, d’autres à toutes les formes de la violence physique et de la brutalité. Même sans tares maladives, les caractères natifs seront plus ou moins favorables à la vie sociale. Croire que, chez tous, des mécanismes sociaux remplaceront les consciences, c’est imaginer pour les sociétés un mouvement perpétuel plus chimérique que celui dont les mathématiciens démontrent l’impossibilité dans la nature. La moralisation universelle par simple abolition de la propriété, de la « crainte du pouvoir, » de la « religion, » de « l’opinion publique, » et enfin de la morale même, est encore plus contradictoire que la quadrature du cercle.

  1. M. Coste, dans son récent volume : l’Expérience des. peuples (Paris, Alcan, 1900), montre que, si nos quatre millions d’ouvriers industriels, qui dépensent bien plus de 100 francs par an en liqueurs fortes, mettaient chaque année 100 francs de côté, ils pourraient, en seize ans, acheter la plupart des actions de la grande industrie et y devenir les maîtres.