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— Vous croyez qu’elle est heureuse ? avait demandé Robert.

— Mon Dieu, je le suppose, mais toujours maladroite… Selon moi, elle laisse à son mari beaucoup trop de liberté. Il est vrai qu’il lui aurait été jusqu’ici assez difficile de le suivre : son grand deuil d’abord… oh ! elle a été parfaite pour moi depuis la mort de ma pauvre sœur,… pleine d’attentions et de soins délicats… On croirait qu’elle reporte sur la vieille tante toute l’affection qu’elle ne peut plus témoigner à sa mère. Et puis, après ce deuil, sa santé,… une très pénible grossesse… Tu la trouveras bien changée. Toute sa fraîcheur a disparu. Je lui recommande souvent de se ménager davantage. Peine inutile. Comme sa petite fille, un enfant très chétif, lui prend ses matinées, elle écrit le soir, souvent, j’en suis sûre, très tard dans la nuit.

— Mais pourquoi tant de zèle ?

— Elle prétend que cet exercice est pour elle un besoin.

— Que faut-il entendre par là ? Une vocation ou une nécessité ?

— Une vocation, je suppose. Comment veux-tu qu’elle y soit obligée par des questions d’argent ? M. Salvy paraissait fort à son aise avant de l’épouser et je te jure qu’elle ne dépense pas en chiffons les revenus de sa dot. C’est encore un de mes reproches. Jamais femme qui se néglige n’a su retenir un homme.

Ce dédain de plaire à Salvy avait plus que tout le reste consolé et encouragé Robert. Il eût reculé devant l’idée d’aborder la jeune épouse, triomphante, adorée. La mère de famille, sans cesse occupée chez elle d’une façon ou d’une autre, négligée dans sa toilette, apparemment indifférente à cette vie de garçon qu’avait reprise son mari, l’effrayait moins.

Il alla donc frapper à la porte de Marcelle. Elle habitait à Passy une de ces rares maisons de campagne d’autrefois, oubliées au milieu des grandes constructions neuves qui les enserrent et les étouffent. Ce pavillon qui, avec ses deux étages et ses trois fenêtres de façade, eût été mesquin sans le luxe de vigne vierge et de lierre grimpant qui l’habillaient de verdure, lui apparut au fond d’un petit jardin fermé par une grille : Mme Salvy était absente ; elle recevait le mardi. En réalité ce lui fut presque un soulagement de pouvoir éloigner le moment de l’épreuve ; déjà il se sentait remué au plus profond de lui-même pour avoir regardé de loin cette maison de Jean Salvy qui était aussi celle de Marcelle.