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de La Bruyère, ne voyait guère en Rabelais que le conteur ou le moraliste, le XVIIIe siècle en faisait un « philosophe, » et, en 1791, un petit livre paraissait « en Utopie, de l’imprimerie de l’abbaye de Thélème » dont le titre, étant d’ailleurs ce qu’il y en a de plus original, vaut la peine ici d’être reproduit tout au long : De l’autorité de Rabelais dans la Révolution présente ; et dans la Constitution civile du Clergé, ou Institutions royales, politiques et ecclésiastiques tirées de Gargantua et de Pantagruel. L’auteur en était Ginguené. Six lignes de cet opuscule suffiront à en donner une idée : « Il fait son roi Grand-Gousier, — écrivait donc Ginguené, — et sa reine Gargamelle de la race des géans. Le nom de grand gousier ou gosier porte sa signification avec lui, et celui de gargamelle, soit qu’il signifie aussi gorge ou gosier, en style burlesque, comme le veulent les commentateurs, ou qu’il ne soit qu’une corruption de grande gamelle, a, comme on voit, le même sens. Le nom de leur fils Gargantua ne veut pas dire autre chose, et vient de l’espagnol garganta, la gorge... Rabelais a représenté dans cette famille royale une famille de mangeurs, et sous cette allégorie, ce qu’est pour un État monarchique l’entretien de la maison d’un roi[1]. »

Au moyen de pareils rapprochemens, et avec une semblable exégèse, il n’est rien qu’en sachant habilement le torturer, on ne réussisse à tirer d’un texte ; et c’est ainsi qu’aux environs de 1830, on en était arrivé à transformer Rabelais en une espèce de « rhétoricqueur » ou d’« allégoriste » dont il n’y aurait pas une imagination qui ne recouvrît ou qui ne fût elle-même une satire. Or, il n’est pas douteux que Rabelais ne soit plein d’allusions, et nous aurons, chemin faisant, l’occasion d’en relever plus d’une. Mais quand il en veut faire, il les fait assez directes ; ainsi dans la fiction de l’île des Papimanes ; et, pour qu’on n’en ignore, il prend soin de les préciser, quand il intitule par exemple un chapitre : Comment par la vertu des Décrétales est l’or subtillement tiré de France en Rome. C’est ce qui nous interdit d’en chercher où il n’en a pas mis. Qui croira jamais que dans le mémorable débat de Panurge et de Dindenault, le marchand de moutons, il faille voir une « dérision » des querelles des théologiens sur la matière de la transsubstantiation ? Qui reconnaîtra, trait pour trait, dans Grandgousier, le roi Louis XII, ou Marie d’Angleterre,

  1. De l’autorité de Rabelais, etc, Paris, 1191, chez Gattey, ch. II, p. 14 et 15.