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phrase, et un emploi plus fréquent, plus libre, plus inattendu, je crois que je puis dire, plus « poétique » de l’inversion[1]. Mais nous aimerions qu’on nous dît ce que sa langue et son style ont de plus personnel. Son vocabulaire est-il celui de son temps, de Marot ou de Lemaire de Belges ? et n’y peut-on pas reprendre ou critiquer, comme chez le second, quelque excès de « verbocination latiale ? » Quels sont les mots que Rabelais a introduits dans la langue, et, en dépit de lui, quels sont ceux qui n’y sont pas demeurés ? Que penserons-nous de ses « héllénismes » ou de ses provincialismes ? et sont-ils aussi nombreux qu’on l’a dit ? Nous ne saurions ici répondre à toutes ces questions, et il suffit d’en avoir indiqué l’intérêt. Mais on peut essayer de définir quelques-unes des qualités de son style, et d’en montrer l’étroite convenance ou l’accord, tant avec son idée de la nature, qu’avec le caractère poétique de son œuvre.

Ce style est, dit-on, pittoresque et vivant. Ce n’est pas assez dire, ni préciser suffisamment la faculté qui me semble entre toutes avoir été celle de Rabelais. Je veux parler du don de penser « par images. » Don de poète, s’il en fut ! Même aux idées, Rabelais ne s’intéresse qu’autant qu’il se trouve capable d’en donner une traduction plastique et colorée. Feuilletez la collection des Élégies ou des Épîtres de Marot : vous y rencontrerez moins de comparaisons ou de métaphores que dans un livre ou dans un chapitre seulement de Pantagruel ou de Gargantua. Les idées de Marot, — qui d’ailleurs ne sont en général que des commencemens d’idées, — s’enchaînent sous la loi d’une logique extérieure, très apparente, un peu superficielle ; les idées de Rabelais s’expriment par une multiplicité d’images dont l’incohérence même est une peinture, une imitation, une représentation de la complexité de l’objet. « Vistes-vous onques chien rencontrant quelque os médullaire ? Si l’avez veu, vous avez peu noter de quelle dévotion il le guette, de quel soin il le garde, de quelle ferveur il le tient, de quelle prudence il l’entomme, de quelle affection il le brise, et de quelle diligence il le suce. » Non sibi res sed se rebus... La soumission à l’objet est entière, et il n’y a presque point ici de recherche ou de curiosité, mais application et scrupule d’artiste. C’est pourquoi métaphores ou comparaisons, dans la prose de Rabelais, ne sont jamais ce qu’en rhétorique on appelle

  1. Voyez le livre de M. Edmond Huguet sur la Syntaxe de Rabelais comparée à celle des autres prosateurs de 1450 à 1550 ; Paris, 1894, Hachette.