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des ornemens du discours : elles sont le discours même. Et comme d’ailleurs ce discours est servi par une extraordinaire fécondité d’invention verbale, c’est d’abord ce qui donne au style de Rabelais cette originalité de vie qui le caractérise.

Il y a des écrivains qui suent à la poursuite ou à la recherche du mot qui les fuit ; et il y en a d’autres, au contraire, à qui les mots viennent d’eux-mêmes, en abondance ou en foule, si nombreux, si pittoresques et si colorés — « mots de gueule, mots de sinople, mots d’azur, mots de sable, mots dorés — » qu’en vérité le courage leur manque pour faire un choix entre eux. Et de là ces énumérations où s’amuse, où s’anime et s’échauffe la verve de Rabelais. Ce sont les Corinthiens qui s’apprêtent à soutenir l’assaut du roi de Macédoine, et les voilà :


«... remparant murailles, dressant bastions, esquarant ravelins, cavant fossés, escurant contremines, gabionnant défenses, ordonnant plateformes, vidant casemates, rembarrant fausses brayes, érigeant cavaliers, ressapant contrescarpes, enduisant courtines, produisant moineaux, taluant purapètes, enclavant barbacanes, asserant machicoulis, remuant herses sarrazinesques et cataractes, asseyant sentinelles, patrouilles. »


Encore ici, comme plus haut, la verve du poète est-elle en quelque manière contenue par la réalité de l’objet ; il a toujours un modèle sous les yeux ; et, en écrivant, il ne l’a point perdu de vue. Mais, quelquefois, il s’étourdit lui-même du cliquetis de ses mots, ou plutôt il s’en grise ; il n’est plus maître de l’élan qui l’emporte ; et voici Diogène roulant son tonneau :


«... qu’il tournait, virait, brouillait, barbouillait, hersait, versait, renversait, nattait, grattait, frottait, barattait, bastait, butait, tabustait, cullebutait, trepait, trempait, tapait, timpait, estoupait, destoupait, détraquait, tricotait, chapotait, croulait, élançait, chamaillait, branlait, ébranlait, levait, lavait, clavait, entravait, bracquait, bricquait, brocquait, etc. »


Ici, visiblement, Rabelais se laisse entraîner, et peut-être, si l’on songe que l’énumération — se prolongeant à travers le jeu des allitérations et des assonances — continue dix ou douze lignes durant, est-on tenté de la trouver fatigante. Il n’est donc en ce cas que de la lire à voix haute. Calme et posée d’abord, la voix s’enfle et s’élève, elle grossit, elle se hâte, elle se précipite, elle s’enfièvre ; elle se « rythme » surtout ; et, sous ce que cet afflux de mots semblait avoir d’artificiel, elle achève enfin de découvrir ce qu’il y a de lyrique.