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la femme, c’est enfin comme si l’on disait qu’une moitié de l’humanité est absente de l’œuvre de Rabelais. Il a la verve, il a la force, il a la puissance ! Il a, nous l’avons dit, le pittoresque et l’éloquence ! Il n’a ni la sensibilité, ni la grâce, ni le charme, ni tout ce que la femme, en entrant dans une littérature, y fait entrer avec elle des exigences, des convenances, des qualités de son sexe ; — et ce qui lui manque encore davantage, c’est le sentiment de la beauté.

Sa philosophie de la nature l’a-t-elle peut-être empêché de l’éprouver ou de le concevoir ? Je le croirais volontiers. Qu’est-ce que la beauté ? Nous n’en savons rien, et depuis le temps de Platon aucun esthéticien n’a réussi à nous le dire. Mais nous ne nous trompons point à de certaines impressions. Et ce genre d’impressions, c’est rarement la nature qui nous les procure. Il y a plus, et dans tous les arts, comme dans tous les temps, — mais surtout et plus particulièrement dans la tradition gréco-latine, dans la tradition classique, — l’idée de la beauté n’a jamais été formulée ou conçue que comme quelque chose d’ultérieur à la nature. On connaît l’endroit, souvent cité, de la lettre de Raphaël à Baldassare Castiglione : Essendo carestia di belle donne, io mi servo di certa idea che mi viene nella mente. Et Cicéron avait dit avant lui : Nihil in simplici genere ex omni parte perfectum natura expolivit. C’est cmme s’il disait que rien de naturel n’est achevé, n’est parfait, n’est complet en son genre. La nature n’est belle ni en soi, ni de soi : elle le devient. Mais c’est précisément ce qu’ignorent ou ce que ne comprennent pas les naturalistes. L’imitation de la nature leur suffit ; et, comme à Rabelais, de vouloir la « perfectionner, » cela passe à leurs yeux pour la plus dangereuse ou la plus prétentieuse des erreurs. Les choses sont bien comme elles sont, et il nous faut apprendre à les reproduire comme telles. Ne touchons pas à la déesse ! et surtout ne la retouchons pas ! Mais si c’est bien l’idée de Rabelais, et, nous l’avons montré, si tout ce qu’il croit voir de naturel est non seulement naturel, mais sacré pour lui, mais « divin, » sa philosophie même l’a donc j empêché de concevoir le sentiment de la beauté. Et ce n’est pas ici le lieu d’examiner cette philosophie ; mais, qu’elle mène à cette conclusion, et qu’elle y mène presque nécessairement, n’est-ce pas déjà contre elle un grave préjugé ?

Il y a certes là de quoi nous étonner ! Et comment donc ! ce