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très grand, très pénétrant, et très vigoureux esprit, cet artiste et ce poète, a vécu toute sa vie dans la familiarité des poètes et des artistes de la Grèce et de Rome ! Il a fait plusieurs séjours à Rome, et quelle Rome alors, la Rome des Médicis et des Farnèse ! Il a pu voir, il a certainement vu les Chambres de Raphaël et le Plafond de la Sixtine ! Il est encore contemporain de Chantilly et de Chambord ! Mieux encore ! il est de Chinon, Tourangeau, né sur les bords de ce fleuve de Loire où se sont comme élevés sous ses yeux les chefs-d’œuvre de l’architecture de notre Renaissance ! Qui le croirait ? qui s’en douterait à le lire ? Son abbaye de Thélème, « en figure hexagone, » avec ses « grosses tours rondes en chacun de ses angles, » sa couverture d’« ardoise fine, » son « endoussure de plomb à figure de petits mannequins et animaux bien assortis et dorés » n’est à vrai dire qu’un de ces châteaux forts comme on en voit aux enluminures, or et azur, de nos vieux manuscrits ; et il est bien vrai qu’en passant dans l’île de Medamothi ses voyageurs achètent « quelques rares et précieux tableaux, » ainsi qu’une tapisserie de haute lisse où sont représentés « La vie et gestes de Achilles ; » mais leur plus belle emplette est encore de trois jeunes « unicornes » et d’un « tarande. » « Tarande est un animal grand comme un jeune taureau, portant teste comme est d’un cerf, peu plus grande, les pieds fourchus, le poil long comme d’un grand ours, la peau peu moins dure qu’un corps de cuirasse... » Nous voilà loin d’Achille, en moins de trois ou quatre pas ! Chose étrange, en un grand écrivain, poète pourtant et peintre lui-même, que cette espèce d’indifférence à la beauté plastique ! Mais quelle distance ne met-elle pas entre lui et l’Arioste, son contemporain d’Italie ; et comment, à ce propos, s’empêcher de songer que le Roland furieux, comme le Pantagruel, est cependant une satire ou une parodie ?

C’est en ce point et par là que, si l’œuvre de Rabelais incarne l’une des idées maîtresses de la Renaissance, il n’en demeure pas moins engagé dans le moyen âge de toute une partie de lui-même. Le moyen âge avait eu le génie de la caricature ou du grotesque, pour ne pas dire de la laideur, et c’est ce que Rabelais en a directement hérité. Joignez-y le goût de l’allégorie. Se rappelle-t-on l’étrange apparition qui termine le grand combat de Pantagruel et de ses compagnons contre les Andouilles ?