Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 160.djvu/68

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Cette créature que j’ai tirée du ruisseau, vous le savez tous, pour la faire monter où elle est…

— Il y a si longtemps ! Ces choses-là s’oublient.

Mais Varades n’interrompait pas sa plainte rageuse, amoncelant les invectives les plus violentes et les pires accusations sur la tête de l’infidèle, une comédienne de talent, plus que fanée à la ville, mais qui le tenait encore par le sortilège de l’habitude, après ce qu’il appelait quinze ans de galères.

— Oh ! ces liens stupides, abominables, qui vous serrent jusqu’aux moelles et dont on ne peut plus se débarrasser, quoi qu’on fasse ! Il n’y a que le mariage qui en préserve. Tu as pris le bon chemin, toi. Je t’envie ton bonheur si noble et si tranquille auprès d’une femme qui a tes goûts, auprès d’une pareille, enfin.

Jean Salvy haussa ses sourcils dédaigneux :

— Où as-tu pris qu’une femme puisse jamais être la pareille d’un homme ? Et elle n’est jamais moins sa pareille que quand elle fait le même métier. C’est un soulagement, un plaisir, une fête pour ma femme que d’écrire ; pour moi, c’est un supplice où il me semble que mon sang s’épuise goutte à goutte. Comment veux-tu que dans ces conditions on s’entende ?

— Elle t’admire si passionnément !

— Oui, mais sans savoir au juste pourquoi. Les véritables secrets de la poésie sont impénétrables pour elle à peu près autant que pour toutes les femmes du monde qui s’arrêtent devant mes sonnets comme elles feraient devant un rébus, un casse-tête chinois, en songeant : « Ce doit être beau, c’est si obscur ! » Marcelle y voit bien quelque chose : ce qu’elle y met, tout le contraire, souvent, de mes intentions.

— N’importe, une femme à soi, bien à soi… J’aurais dû me marier quand il en était temps. Dire qu’il dépendait de moi…

— Oui, je sais de qui tu vas me parler. Ce qui devrait te consoler c’est le spectacle de ce qu’elle est devenue, mariée à un notaire aujourd’hui et mère de quatre enfans. Mais elle t’apparaît regrettable parce que tu ne l’as pas eue ! Rien de ce qui est délicieux ne peut avoir de durée, n’oublions jamais cela. Pour cette raison et pour plusieurs autres, le définitif est ce qu’un artiste doit redouter par-dessus tout.

— Avec ça que mon caprice pour Alberte, qui devait durer vingt-quatre heures, n’a pas été définitif !

— Sans doute, sans doute,… mais enfin tu n’aurais qu’à vou-