Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 160.djvu/898

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la crainte respectueuse dont j’étais saisi. Il passa rapidement dans la salle à manger. Je suivis Mme Bonaparte et sa fille. Pendant le dîner, qui ne dura pas plus de vingt minutes, le Premier Consul m’adressa plusieurs fois la parole. Il me parla de mes études et de Palissot avec une bienveillance et une simplicité qui me mirent à l’aise et me firent juger combien cet homme, qui portait sur le front et dans les yeux un caractère de supériorité si imposant, était doux et facile dans la vie privée. »

Rentré dans le salon, Bonaparte se promena un quart d’heure en causant avec Davout, qui commandait alors l’infanterie de la garde des Consuls, puis il disparut soudain par le petit escalier. Meneval, à qui il n’avait pas dit un mot de l’objet pour lequel il l’avait appelé aux Tuileries, demanda à Mme Bonaparte s’il devait se retirer. Elle l’en dissuada, l’assurant que le Premier Consul ne l’avait pas oublié, qu’il le ferait appeler. Meneval attendit jusqu’à onze heures. Un valet de chambre entra et l’invita à le suivre. Je laisse la parole à Meneval pour le récit si curieux et si vivant de son installation au cabinet de Bonaparte. « Nous descendîmes un escalier qui nous conduisit à une petite porte munie d’un guichet où mon guide frappa. Dans la disposition d’esprit où j’étais, il me sembla que j’arrivais dans un lieu d’éternelle clôture et je levai involontairement les yeux pour voir si je ne lirais pas, au-dessus de cette porte, les vers désespérés du Dante. Un huissier qui avait approché sa tête du guichet ouvrit la porte et me fit entrer dans un petit salon faiblement éclairé. Aussitôt nommé, je fus introduit dans une pièce où je vis le Premier Consul assis devant un bureau. Un flambeau à trois branches, recouvert d’un réflecteur, répandait dans ce cabinet une clarté douteuse qui luttait avec l’éclat que jetait le feu allumé dans la cheminée. Le Premier Consul me tournait le dos, occupé de la lecture d’un papier qu’il acheva sans faire attention à mon entrée. Il se tourna ensuite de mon côté ; j’étais resté debout près de la porte. Je m’approchai de lui. Après m’avoir regardé un instant d’un œil perçant, il me dit qu’il voulait m’attacher à son cabinet. Il me demanda si je me sentais de force à entreprendre la tâche qui me serait imposée. Je lui répondis avec un peu d’embarras que je me défiais de mes forces, mais que je ferais tous mes efforts pour mériter sa confiance. Je gardais à part moi mes objections parce que je savais qu’il ne les aimait pas. Il ne parut pas mécontent de ma réponse ; car il s’approcha de moi d’un air souriant, quoiqu’un