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peu sardonique, et vint me tirer l’oreille, ce que je savais être une faveur. Ensuite il me dit : « C’est bien. Revenez demain à sept heures du matin, et venez directement ici ! »... Le lendemain, je retournai aux Tuileries. A ma première vue, l’huissier m’introduisit dans le cabinet, où je ne trouvai personne. Le Premier Consul était dans son salon avec M. Gaudin, ministre des Finances ; j’attendis pendant près de deux heures. Il arriva enfin, tenant à la main un papier. Sans paraître faire attention à mon installation dans son cabinet, comme si j’en eusse été l’hôte habituel, il me dicta une note pour le ministre des Finances avec une volubilité telle que je pus à peine le comprendre et écrire la moitié de ce qu’il me dictait. Sans me demander si j’avais entendu et si j’avais achevé d’écrire, il me prit le papier des mains et ne me permit pas d’essayer de le relire. Comme je lui fis remarquer que c’était un griffonnage illisible, il me dit que c’était une matière qui était familière au ministre et qu’il saurait bien s’y reconnaître. Je n’ai jamais su si M. Gaudin avait pu déchiffrer ce spécimen de mon écriture. Je craignais que mon papier ne me revînt avec une demande d’explications que j’aurais été dans l’impossibilité de donner ; mais je n’en entendis plus parler. »

Quelques semaines après l’entrée de Meneval au cabinet, Bonaparte congédia Bourrienne, qui lui servait de secrétaire intime depuis 1797. Déjà au commencement de janvier, Bourrienne, à la suite d’une violente algarade du Premier Consul, avait dû quitter ses fonctions. Mais Bonaparte, n’ayant personne pour le remplacer, l’avait repris. Désormais Meneval était là. Bonaparte jugeait depuis longtemps que, pour un secrétaire intime, Bourrienne aimait trop l’argent et les affaires d’argent. « Quand je lui dictais, disait-il à Sainte-Hélène, et qu’il lui arrivait d’avoir à écrire des millions, ce n’était pas sans un mouvement sur toute sa figure, un lèchement de lèvres, une certaine agitation sur sa chaise, qui plus d’une fois m’avait porté à lui demander ce qu’il avait. » Le procès des frères Coulon, qui prouva que Bourrienne s’était entremis pour leur faire obtenir du ministre de la Guerre une importante fourniture, précipita la résolution de Bonaparte. Un matin, sans autre préambule, il lui dit d’un ton sévère : « — Remettez à Meneval les papiers et les clés que vous avez à moi. Que je ne vous retrouve point ici. » Plus tard, Bourrienne fut nommé ministre à Hambourg, mais il ne rentra jamais en grâce. De Hambourg, il sollicita et fit solliciter pour lui la Légion d’honneur.