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l’armée, venait aboutir au bataillon d’Eugène. Les visages exultaient, un enivrement montait aux yeux. Il était cinq heures du soir. Le jour hésitait à mourir. À l’horizon confus grouillait en tronçons noirs le serpent de l’armée bavaroise en retraite : où était la cavalerie de Reyau ? C’était le moment de poursuivre ! Eugène la chercha des yeux. Vainement. Elle avait pris pour l’ennemi les tirailleurs de Lipowski chargés de l’appuyer, et, sans autre éclaircissement, avait regagné son campement du matin. Eugène ne pensait à rien. Il suivait dans le crépuscule l’éloignement des Bavarois vaincus. Une pluie fine, fouettée de neige fondue, commençait à tomber. Il n’avait plus ni faim, ni soif, ni fatigue. Une joie immense le transportait, effaçait tout. On était vainqueurs !

VI

Trois jours après, à quelques kilomètres d’Orléans, sur le seuil de la petite maison de Villeneuve-d’Ingré où fonctionnait la section de télégraphie de campagne attachée au quartier général de l’armée de la Loire, Louis Réal guettait une porte à quelque distance, devant laquelle stationnaient deux voitures crottées et, promenés en main par des ordonnances, des chevaux sellés ayant de la boue jusqu’au ventre.

— Sœur Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu ri cm venir ? gronda de l’intérieur une voix de basse-taille.

Louis rentra dans la pièce, où deux de ses camarades, affublés comme lui d’un uniforme de lieutenant, noir à bande bleue, tout battant neuf, se chauffaient les mollets devant une haute cheminée de pierre pétillante de sarmens. Ils savouraient avec délices les instans de répit que donnait à leur labeur le conseil de guerre tenu à cette minute dans la maison de d’Aurelles entre le général en chef, le ministre de la Guerre et son délégué, le général Borel, chef d’état-major, et le général Martin des Pallières. Gambetta, en même temps qu’arrêter le plan à suivre, était venu apporter aux troupes les félicitations de la République pour l’heureux succès de Coulmiers, le premier depuis le commencement de la guerre.

— Ouf ! reprit la voix de basse-taille de Sangbœuf ; en attendant que militaires et pékins se mettent d’accord, on a le temps de souffler.