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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

— Oui, mais gare la bombe ! dit le plus petit des deux employés, Guyonet, aussi glabre que l’autre était barbu, les ordres vont pleuvoir !

Il louchait, avec le sentiment de son importance, sur les deux galons d’or qui ornaient sa manche, quand, impérieuse, la sonnerie électrique retentit. C’était justement à lui d’assurer la transmission ; avec une grimace comique il se dirigea vers son appareil : Pas une minute tranquille !

Quoique arrivé du matin, Louis avait pu déjà se rendre compte de l’importance de ce service, dont les installations provisoires, le travail incessant étaient des plus compliqués et des plus pénibles. Il fallait, avec des appareils très lents, mettre en relation le général en chef et le gouvernement de Tours, suffire à la correspondance des quartiers généraux, aux demandes des intendans et des médecins, une multiplicité de dépêches souvent fort longues et chiffrées.

Au bruit saccadé du manipulateur, Sangbœuf murmura :

— Où serons-nous demain ? Que vont décider les grands manitous ? Si on n’écoutait que moi, il y a longtemps que nous arpenterions la route de Paris. Guyonet, cessant d’enregistrer, déclara du ton péremptoire d’un stratège :

— À quoi sert une victoire, si l’on ne sait en tirer parti ? On a éreinté pour rien les troupes de des Pallières, avec un long mouvement tournant dans le vide. C’est vrai, on a battu les Bavarois, mais on ne les a pas poursuivis. Est-ce que la cavalerie de Reyau, au lieu de rentrer paisiblement à son campement, n’aurait pas dû leur couper la retraite ? Le commandant de Lambilly, et les quarante-cinq cavaliers d’escorte de Jauréguiberry ont ramassé le lendemain deux canons attelés, plus de cinquante caissons et voitures, et cent trente prisonniers ! Hein ! jugez si notre cavalerie avait marché !

— Pour moi, dit Sangbœuf, Gambetta va nous pousser en avant. Ils sont en train de décider qu’on marche. Je parie trois cigares !

Louis ne disait rien, peu bavard, tout à l’incertitude du lendemain, au tourbillon de ses souvenirs récens : le départ de Charmont, le long voyage de Blois à Orléans par la voie ferrée réoccupée de la veille, son arrivée dans la ville en fête, où les volontaires de Cathelineau, accueillis comme des libérateurs, étaient entrés au branle des cloches célébrant la victoire de Coul-