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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

n’était plus défendable ; les forces de l’ennemi dépassaient ses prévisions ! Il maintenait l’ordre d’évacuation. »

Aussitôt l’officier parti, Guyonet, qui avait relayé Louis, levait les bras au ciel, commençait à développer un plan admirable. Mais un chef de service entra en hâte : « Vite, emballez les rouleaux Morse ! Nous filons sur Orléans ! »

Louis n’était plus à Saran quand la réponse du gouvernement, un acquiescement affligé, y parvint. Pris dans le courant rapide, ahuri, ballotté, il n’était maintenant qu’une épave de plus. Nulle volonté humaine, aucun obstacle n’eût pu entraver le déchaînement de ces milliers d’êtres sans chef. Inutilement d’Aurelle, troublé par les représentations de Freycinet, revirait, témoignait l’intention de défendre le camp. À Gidy, à Cercottes, les divisions Peytavin et Martineau recevaient le dernier choc, s’enfuyaient maintenant vers la ville, dans une confusion inexprimable. À Vaumainbert, à Saint-Loup, les restes de la division des Pallières fondaient, les batteries de marine éteignaient une à une leur feu, sur les positions tombant d’elles-mêmes. Le 16e et le 17e corps, coupés du gros, s’en allaient vers la Loire. Le 18e et le 20e passaient le fleuve en amont. Tout croulait. D’Aurelle, sans armée, télégraphia enfin l’abandon fatal. Sur toutes les routes, on ne sait quelle ivresse farouche emportait ces bandes, où parfois des chevaux sans cavalier trouaient, où des batteries au galop se frayaient passage, conducteurs éperonnant au sang les attelages. Les vides se comblaient aussitôt, dans une ruée bourrue vers l’abri. À mesure qu’on approchait d’Orléans, une satisfaction ranimait ces visages éteints ; l’espoir du pain, du vin, du lit. Dans la ville, on s’entassait. Les soldats ivres envahissaient cabarets et bouges ; beaucoup mendiaient ; on se couchait malgré le froid en travers des trottoirs. Les officiers emplissaient hôtels et cafés. La nuit tomba vite. Le cercle allemand se rétrécissait. Ses avant-gardes occupaient les faubourgs. Il fallait se hâter.

Sur le pont de pierre et le pont du chemin de fer, dans le désarroi de l’ombre, l’évacuation continuait, tumultueuse. Comment arracher des maisons cette foule inconsciente, si assommée de lassitude, si hébétée de découragement, que des milliers, plutôt que de faire encore un pas, se laissèrent prendre ? À partir de quatre heures, au-dessus de la Loire charriant des glaçons énormes, sur les ponts secoués, trop étroits, tout ce qui s’élan-