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ait jugé à propos d’en complimenter l’auteur de la façon qu’on vient de voir, il fallait bien que ce péché de jeunesse fût digne d’autre chose que d’absolution, car le poète d’Eloa n’était pas ce qu’on appelle un donneur d’eau bénite. Il a même reproché plus d’une fois à ses illustres amis « les fades complimens par lesquels ils encouragaient et égaraient des jeunes gens dont ils n’avaient pas même lu les œuvres. » « Je n’ai jamais oublié Escousse, écrivait-il un jour à Mlle Maunoir ; cet enfant gâté fut vraiment asphyxié par des éloges insensés qui le plaçaient auprès de Shakspeare, si ce n’est un peu plus haut. Lorsque son second ouvrage tomba, croyant qu’il n’avait plus qu’à mourir, il se tua, comme vous savez, en compagnie d’un autre enfant perdu par le compliment parisien. » Alfred de Vigny était donc sincère en écrivant sa lettre à Emile Péhant. Je ne m’étonne pas, d’ailleurs, qu’il ait été frappé par la forme sobre et sévère dans laquelle le jeune poète coulait déjà sa pensée, car cette forme simple, exempte de rhétorique, était un peu la sienne : Péhant, à l’exemple des deux ou trois Bretons qui marquaient alors dans les lettres, ayant élu Vigny pour son maître et modèle. La preuve, du reste, que Vigny lui était vraiment dévoué, c’est que, deux jours après, il lui adressait le billet suivant :


Dimanche 22 décembre 1833.

J’ai le bonheur de pouvoir offrir à M. Péhant un emploi qui n’aura rien que d’honorable et qui l’occupera sous peu. C’est une ressource momentanée ; je le prie de vouloir bien en venir causer avec moi demain lundi, entre on/e heures et midi ; et qu’il pense surtout que je ne l’oublie pas un moment.

ALFRED DE VIGNY[1].


Telle était la manière dont l’auteur de Cinq-Mars recrutait ses disciples. Et comme un bienfait n’est jamais perdu, quand celui qui on est l’objet n’a pas l’âme vulgaire, un an plus tard, lors des représentations de Chatterton, Emile Péhant était, au premier rang de la troupe enthousiaste qui porta la pièce aux nues. J’ouvre les Mémoires inédits de Sainte-Beuve, et je lis à ce sujet :


Planche a assez rudement traité de Vigny dans la Revue, tenant avant tout à montrer qu’il est souverainement indépendant en critique et qu’il ne relève pas plus de la rue des Écuries-d’Artois[2] (style de Planche) que de la

  1. Lettre inédite.
  2. Où habitait Alfred de Vigny.